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Notre regard

Analyse | La Suisse condamnée par l’ONU pour sa décision d’expulsion d’un réfugié mineur vers la Bulgarie

Elisa Turtschi

La décision [1] Comité des droits de l’enfant, Affaire M.K.A.H. c. Suisse, Communication n° 95/2019 du Comité des droits de l’enfant de l’ONU (CDE) du 6 octobre 2021 est sans appel : le renvoi d’une femme et de son fils vers la Bulgarie prononcé à deux reprises par le SEM et confirmé par le Tribunal administratif fédéral (TAF) viole pas moins de 10 articles de la Convention relative aux droits de l’enfant. C’est le Centre suisse pour la défense des droits des migrants (CSDM) qui a porté la cause devant l’organe de l’ONU.

Désormais, les autorités suisses devront procéder à un examen des conditions réelles de réception des personnes dans le pays de destination. Elles ne pourront plus s’affranchir d’un examen de la situation du simple fait que la Bulgarie est considérée comme un État tiers « sûr ». Elles devront systématiquement auditionner les mineur·es (soit directement, soit par l’intermédiaire d’un·e représentant·e) afin d’examiner leur situation séparément de celles de leurs parents. Enfin, dans les cas impliquant des enfants, elles devront tenir compte de la présence de membres de la famille présent·es en Suisse, y compris lorsqu’il s’agit de la famille élargie.

Fontaine de la justice, Berne – Andreas Fischinger, unsplash.com

Retour sur les faits

L’histoire est glaçante, bien que tristement similaire à tant d’autres. C’est celle de Samira*, jeune femme syrienne, et de son fils, apatride, né dans le camp palestinien de Yarmouk. Ils ont vécu la guerre, la prise de contrôle de leur quartier par Daech, la perte de nombreux proches dans les violences. Après la disparition du père du garçon, enlevé par l’armée du régime syrien, la mère et l’enfant s’enfuient par des tunnels souterrains, cachés dans une voiture jusqu’en Turquie, puis à pied, en marchant plusieurs jours dans la forêt jusqu’à atteindre la Bulgarie. Arrêtés par les garde-frontières, ils resteront 3 jours sans eau ni nourriture. Ils subiront fouilles intégrales, violences et interrogatoires. Après deux semaines de détention, la jeune femme doit choisir entre signer un papier qu’elle ne comprend pas ou rester dans cette prison avec son fils. Or, par la signature de ce document, elle demande, sans le savoir, l’asile en Bulgarie.

Le 24 avril 2018, Samira y obtient une protection subsidiaire. Son fils et elle sont alors transférés dans un « camp ». Pendant huit mois ils y vivent dans des conditions de surpopulation extrême, d’insécurité et de faim. Le garçon reste déscolarisé. Face à ces conditions invivables, Samira décide de reprendre la route et ils parviennent à atteindre la Suisse cachés à l’arrière d’un véhicule. Son fils a alors 11 ans. En Suisse, Samira retrouve son frère, qui y réside avec sa famille. Il est le seul parent qu’elle ait en Europe. Décidée à rester auprès de lui, elle dépose une demande d’asile. S’ensuivra une longue bataille juridique.

Deux mois après la demande, le SEM rend une décision négative et ordonne le renvoi de la jeune femme et de son fils en Bulgarie. Selon l’autorité, même si les allégations concernant leur mauvais traitement en Bulgarie étaient vraies, ils peuvent toujours faire valoir leurs droits devant les autorités bulgares. En outre, si le SEM reconnaît les difficultés auxquelles les réfugié·es sont confronté·es en Bulgarie, il les relativise en affirmant que celles-ci doivent être replacées dans le contexte de pauvreté plus générale du pays :  » l’auteure n’a pas démontré qu’elle et son enfant devraient faire face à des discriminations par rapport à d’autres étrangers résidant légalement en Bulgarie, voire à des nationaux plus démunis que d’autres. » [2] Ibid., P. 8

Samira dépose un recours contre cette décision. Celui-ci sera rejeté par le TAF, qui confirme l’appréciation du SEM. La jeune femme envoie une demande de reconsidération au SEM, mais celui-ci la rejette à nouveau. Elle formule également un nouveau recours auprès du TAF, mais l’instance, estimant le recours sans chance de succès, impose le paiement de frais de justice anticipés d’un montant de 1626 dollars. Samira n’a pas les moyens d’avancer cette somme. Le tribunal classe le recours pour défaut de paiement.

Un État tiers vraiment « sûr » ?

Le Centre suisse pour la défense des droits des migrants (CSDM) saisit alors le Comité de l’ONU en charge de l’application de la Convention relative aux droits de l’enfant (CDE). Le 6 octobre 2021, celui-ci donne raison à la requérante. Dans sa décision, il reproche aux autorités suisses de n’avoir aucunement tenu compte des nombreux rapports indiquant que le risque de subir des traitements inhumains ou dégradants pour des enfants dans une situation similaire au fils de Samira est réel en Bulgarie. Plus encore, le comité souligne que le SEM n’a pas pris les mesures nécessaires pour effectuer une évaluation personnalisée du risque que l’enfant courrait en Bulgarie. Il aurait dû vérifier quelles seraient, en réalité, les conditions de réception pour lui et sa mère, notamment leur l’accès à l’éducation, à l’emploi, au logement, aux soins médicaux et à d’autres services nécessaires pour la réadaptation physique et psychologique et la réinsertion sociale de l’enfant.

De plus, le CDE estime que le SEM aurait dû considérer le grave état de santé psychique de Samira et ses perspectives d’intégration en cas de renvoi de l’enfant en Bulgarie, leur destin étant lié par la situation de dépendance totale du garçon vis-à-vis de sa mère. Il aurait en particulier dû s’assurer que les besoins médicaux de celle-ci puissent effectivement être garantis et tenir compte du fait que, ne parlant pas la langue bulgare, elle aurait de grandes difficultés à accéder au marché du travail et n’aurait pas les moyens d’accéder aux services de santé.

Concernant l’enfant, le Comité accuse l’autorité suisse de ne pas avoir tenu compte de sa condition particulière en tant que victime d’un conflit armé et demandeur d’asile qui a allégué avoir souffert de mauvais traitements pendant son séjour en Bulgarie. Le SEM a également manqué à son devoir en ne prenant pas les mesures nécessaires pour vérifier quel accès à une nationalité l’enfant, apatride, pourrait avoir en Bulgarie. Par ailleurs, la Suisse aurait dû tenir compte des conséquences sur le développement de ce dernier que pourrait causer sa séparation avec son oncle et ses cousins. À cet égard, le CDE rappelle que la famille, au sens de la Convention, « recouvre toute une série de structures permettant d’assurer la prise en charge, l’éducation et le développement des jeunes enfants, dont la famille nucléaire, la famille élargie et d’autres systèmes traditionnels ou modernes fondés sur la communauté ». Enfin, le comité rappelle que, sur la forme, le SEM avait le devoir de procéder à l’audition du garçon puisque la procédure le concernait directement.

Portée sur les futures procédures

Les conclusions formulées par le CDE dépassent la seule situation en question et touchent le fonctionnement même des procédures et de l’examen des demandes d’asile en Suisse. En effet, outre l’exigence de reconsidérer « urgemment » la demande d’asile de Samira et son fils, le CDE demande à la Suisse de prendre toutes les mesures nécessaires pour que de telles violations ne se reproduisent pas. Cela implique, précise le Comité, de « lever tous les obstacles légaux, administratifs et financiers pour garantir aux enfants un accès à des procédures adaptées en vue de contester les décisions qui les concernent ; veiller à ce que les enfants soient systématiquement entendus dans le contexte des procédures d’asile et s’assurer que les protocoles nationaux applicables au renvoi des enfants ou aux réadmissions par des pays tiers soient conformes à la Convention». [3] Ibid., P. 15-16

Le CDE rappelle en outre à la Suisse son devoir de mener une « évaluation personnalisée » des risques encourus en cas de renvoi. Il s’agit donc de tenir compte de la réalité des conditions dans le pays de destination et non pas de se limiter, comme c’était le cas, à une présomption de sécurité basée sur la seule ratification officielle de conventions internationales.

Notes
Notes
1 Comité des droits de l’enfant, Affaire M.K.A.H. c. Suisse, Communication n° 95/2019
2 Ibid., P. 8
3 Ibid., P. 15-16