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Le Temps | Au foyer de l’Etoile, la désillusion des jeunes requérants d’asile

Basé sur les témoignages de plusieurs jeunes habitant∙es et d’entretiens auprès du personnel d’encadrement et des responsables de l’hébergement des enfants et jeunes adultes isolé∙es, l’article du Temps que nous relayons ci-dessous met en lumière les graves disfonctionnements du Foyer de l’Etoile à Genève. Des problèmes dénoncés dès son ouverture en 2016, notamment à travers plusieurs rapports officiels qui ont pointé du doigt des conditions d’hébergement portant atteinte à la santé et à la scolarité des jeunes. Malgré les nombreux signaux d’alarme, dont le suicide d’un jeune habitant du foyer en mars 2021, la passivité des responsables politiques interroge.

L’article de Sylvia Revello « Au foyer de l’Etoile, la désillusion des jeunes requérants d’asile » a été publié dans le quotidien Le Temps le 19 février 2022.

Cet article a été reproduit grâce à l’aimable autorisation du quotidien Le Temps. L’accès à cet article ne doit pas faire oublier que l’information a un coût et ce sont les abonné∙es au journal qui garantissent une information de qualité.

Entre promiscuité, bagarres et manque de chaleur humaine, des pensionnaires décrivent leurs conditions de vie dans ce centre d’hébergement critiqué depuis son ouverture en 2016

Crédit Photo : Warren Wong, Unsplash

«Ici, je me sens comme en prison, mes parents me manquent, j’angoisse en pensant à l’avenir.» D’une voix basse, presque éteinte, Farid*, 20 ans, confie son désarroi en cette froide soirée de janvier. D’origine afghane, le jeune requérant d’asile est arrivé encore mineur au foyer de l’Etoile à Genève après un long périple à travers l’Europe. C’était en 2016, peu après l’ouverture de la structure, au plus fort de la crise migratoire. «Depuis, rien n’a changé, les problèmes sont les mêmes», lâche-t-il avec amertume, évoquant pêle-mêle la promiscuité, les bagarres, les multiples contrôles pour entrer et sortir, mais surtout le manque de chaleur humaine. A défaut de recevoir dans sa chambre aux murs nus «dont il a honte», Farid a préféré le café du coin, où il peut revêtir, l’espace de quelques heures, le costume d’un «jeune normal».

Sous ses airs d’adolescent buté, le jeune cache une déroutante maturité: «Si je veux espérer conserver mon permis, je dois trouver un travail, mais pour l’instant aucun patron n’a voulu me donner ma chance», confie-t-il dans un français parfait. Quoi qu’il arrive, il n’envisage pas son futur à l’Etoile, où il ne peut pas se faire à manger à partir d’une certaine heure, ni inviter des amis, où il est souvent réveillé la nuit par des cris ou de l’urine qui s’introduit dans sa chambre, située juste à côté des toilettes. En tant que jeune majeur, Farid n’est officiellement plus suivi par les éducateurs du foyer, mais par un assistant social de l’Hospice général: «A Noël, je lui ai dit que je n’étais pas bien, il a répondu qu’il ne pouvait rien faire pour moi. Il ne se préoccupe même pas de savoir si je suis vivant», déplore-t-il, les yeux rivés sur son survêtement.

La détresse de Farid n’est pas isolée. Comme lui, une centaine de requérants d’asile mineurs (RMNA) et de jeunes majeurs tentent aujourd’hui de reconstruire un semblant de vie entre les murs des bâtiments en préfabriqué situés à quelques mètres de l’autoroute de contournement, entourés de grillages et de béton. Un point de chute où s’arrêtent les rêves d’enfants et où commencent les responsabilités d’adultes dans l’incertitude lancinante du statut de réfugié provisoire. Contrairement aux autres foyers pour mineurs du canton, l’Etoile ne dispose pas d’une cantine commune. Chacun est responsable de se préparer à manger et de subvenir à ses besoins avec l’argent de poche distribué.

Un transfert qui tarde à se concrétiser

Passer la grille d’entrée de l’Etoile, c’est entrer dans un monde à part fait de débrouille et de survie. A l’origine conçu pour des adultes, le centre d’hébergement de l’Etoile fait face à de nombreuses critiques depuis ses débuts, entre manque de personnel, encadrement lacunaire, bruit ou encore insécurité. Epinglé par un audit de la Cour des comptes en 2018, ébranlé par le suicide d’un résident en 2019, le foyer continue pourtant d’accueillir des jeunes déjà fragiles qui souffrent pour beaucoup de stress post-traumatique. A ce lourd passif s’ajoute une autre inconnue: le transfert annoncé de la structure, aujourd’hui en mains de l’Hospice général, vers la Fondation officielle de la jeunesse (FOJ), qui tarde à se concrétiser. Repoussé depuis deux ans, il est désormais prévu «courant 2022».

Dans le petit café du quartier, Farid est rejoint par Alya*. Originaire de Somalie, la jeune femme de 22 ans vit elle aussi à l’Etoile depuis son arrivée en Suisse en 2016. Aujourd’hui, elle termine son apprentissage d’aide-soignante dans un EMS. «Au départ, je ne connaissais personne, je ne comprenais rien, je ne voulais pas rester», souffle-t-elle d’un air timide, tout en sursautant aux sons de la vaisselle qui s’entrechoque à l’heure du coup de feu. Avec ténacité et résilience, elle s’est peu à peu habituée au manque d’intimité, à la chaleur en été, à l’absence de ses parents décédés au pays. Dès qu’elle le peut, Alya se réfugie chez son oncle et s’accroche à son travail pour ne pas sombrer. «Je rêve d’une vie normale, avec mon appartement à moi, ma liberté.»

«Elle voulait le meilleur pour moi»

A ses côtés, Karim* a lui aussi tenu à témoigner. Ce Kurde de Syrie qui vient tout juste de fêter ses 18 ans a dû fuir son pays à cause de la guerre. «Comme je ne pouvais pas continuer à étudier, ma mère a décidé de m’envoyer en Europe, elle voulait le meilleur pour moi», explique-t-il. Il continue à lui parler tous les jours mais n’a plus de nouvelles de son père, recherché par la police. Comme ses compagnons de misère, l’adolescent confie toutefois avoir le moral à zéro. «Beaucoup de choses se mélangent dans ma tête, je voudrais être autonome, sortir du foyer, toutes ces inquiétudes sont très lourdes à gérer», évoque-t-il, serrant une tasse de thé entre ses mains. Plus que tout, c’est le manque de sa famille qui lui pèse au quotidien. «Avant je ne me rendais pas compte de la chance que j’avais de bénéficier de ce soutien, de cet amour, confie-t-il. Aujourd’hui je me sens seul, abandonné, même dans un pays en paix.» Pour l’heure, Karim garde toutefois la tête hors de l’eau. Il s’accroche à ses cours, effectue ses devoirs avec assiduité malgré les bruits, les altercations, et multiplie les stages dans le domaine de la santé et du social. Son rêve: devenir assistant en pharmacie.

A l’automne dernier, les syndicats tiraient une nouvelle fois la sonnette d’alarme, fustigeant «l’insoutenable légèreté des autorités», évoquant des conditions de vie indignes, des collaborateurs surmenés, bref un système à bout de souffle. Rencontrée sur place, Ariane Daniel Merkelbach, directrice du département d’aide aux migrants au sein de l’Hospice général, reconnaît que le foyer n’est pas adapté pour accueillir des mineurs. «On ne peut que le regretter, mais en 2016, lorsque les arrivées se sont multipliées, l’Etoile était le seul lieu disponible», rappelle-t-elle, soulignant qu’auparavant les jeunes majeurs étaient souvent logés dans des abris de la protection civile. Dans la pièce commune qui sert de salle de réunion, un tableau blanc affiche un objectif: sortir de l’urgence.

Arrivées en hausse

Plus ou moins saturé au gré des flux migratoires, le foyer recommence de fait à être sous pression depuis septembre dernier avec les arrivées plus importantes de jeunes Afghans fuyant le régime des talibans. Aujourd’hui, 45 mineurs et 58 jeunes majeurs âgés de 18 à 25 ans y sont hébergés. En moyenne, les jeunes sont deux par chambre et neuf ou dix à partager une salle de bains. Dédiée exclusivement aux mineurs, une équipe de 12 collaborateurs, parmi lesquels seuls 5 sont en CDI.

Une gestion à flux tendu mais qui, selon la direction de l’Hospice, respecte les normes d’encadrement selon lesquelles un adulte doit s’occuper au maximum de quatre jeunes. Les éducateurs, eux, racontent une autre réalité. «Nous sommes plusieurs à suivre six à huit mineurs en plus des majeurs avec des situations très lourdes durant les soirées, les matins et les week-ends, ce qui nous empêche de fournir un accompagnement de qualité», affirme l’un d’eux, soulignant qu’en l’absence de pôle de remplaçants, les collègues doivent s’entraider et former les nouveaux entre eux. Conséquence: tous ont déjà été en arrêt pour surmenage au moins une fois. «Quand on craque, on ne pense pas à nous mais aux collègues et aux jeunes pour qui la situation va encore s’aggraver.» Face aux critiques, Ariane Daniel Merkelbach temporise. «Nous sommes en train de recruter deux personnes supplémentaires pour remplacer deux départs et les engagements se poursuivront en fonction des arrivées de RMNA», souligne-t-elle, tout en reconnaissant une réelle souffrance des collaborateurs.

Perçu comme une planche de salut, le transfert vers la FOJ, dont les normes d’encadrement sont plus strictes (un adulte pour un jeune) comprend encore des inconnues. Là aussi, le message se veut rassurant. «Nous avons effectivement pris du retard, entre autres à cause de la pandémie et de multiples recours, mais sommes désormais à bout touchant», affirme Nadine Mudry, directrice du pôle de l’insertion à l’Office de l’action, de l’insertion et de l’intégration sociales. Un bâtiment, situé à Veyrier et qui appartient à l’Hospice général, devrait abriter l’un des nouveaux plus petits foyers destinés aux mineurs uniquement. Les requérants majeurs, eux, resteront dans le giron de l’Hospice général, qui leur proposera différents hébergements en fonction de leur niveau d’intégration. D’un point de vue financier, la reprise en main par la FOJ a aussi un coût: dans son nouveau contrat de prestations pour la période 2022-2025, une enveloppe globale 4,2 millions de francs lui a été attribuée, soit quelque 963 000 francs de plus qu’auparavant. Les actuels collaborateurs de l’Etoile vont-ils tous être réengagés par la FOJ? «La discussion est en cours», répond Ariane Daniel Merkelbach.

«C’est à la fois triste et frustrant»

Du côté des éducateurs, la promesse du transfert ne suscite plus d’espoir. «Cela fait deux ans qu’on nous balade, confie l’un d’eux. Au-delà de l’avenir, c’est le quotidien qui nous inquiète.» Dépassés par l’ampleur de la tâche, les collaborateurs ont l’impression d’être partout et nulle part à la fois. «Lorsqu’un jeune arrive, il est crucial de soigner son intégration pour lui permettre de prendre ses marques, de se reposer mentalement, mais dans les conditions actuelles on n’y arrive plus, c’est à la fois triste et frustrant», déplore une éducatrice. A leurs yeux, le constat est clair: l’univers anxiogène de l’Etoile nuit à des jeunes qui ont désespérément besoin d’un lieu sécurisant, à taille humaine. «On voit de plus en plus de jeunes qui se scarifient, qui ont des idées noires, d’autres qui arrivent très jeunes en provenance de foyers de la FOJ et qui perdent pied après quelques mois passés ici.»

Responsable du foyer, Barbara De Bobes reconnaît que la situation est tendue. «En ce moment, on doit anticiper les arrivées qui engendrent des changements de chambre pas toujours bien acceptés», souligne-t-elle, évoquant les petites bagarres qui peuvent survenir, parce que la télévision ou la musique est trop forte. «Les soirées sont souvent des moments d’introspection, de crise et de pleurs, poursuit-elle. Il y a des cris, des appels à l’aide qu’on peut entendre, d’autres pas.» A ses yeux, la souffrance des jeunes, souvent liée à des conditions de vie qui ne sont pas celles qu’ils imaginaient, n’est toutefois pas spécifique à l’Etoile. «Une partie de ce mal-être est liée à leur parcours, beaucoup ont vécu des expériences traumatisantes, des cassures psychologiques, ils ont besoin de temps pour se reconstruire.» Face à cette détresse, l’impossibilité de répondre à tous les besoins est flagrante. L’Etoile dispose d’une infirmière trois demi-journées par semaine, mais aucun soignant spécialisé en psychiatrie. Les jeunes qui en font la demande sont pris en charge en ambulatoire aux HUG.

«Certains jeunes passés par l’Etoile ont très bien réussi»

Face aux critiques, la direction tient toutefois à nuancer le tableau. «Certains jeunes passés par l’Etoile ont très bien réussi, relève Ariane Daniel Merkelbach. D’autres ont brillamment réussi leurs études mais peinent ensuite à trouver un travail.» Pour Barbara De Bobes, les syndicats exagèrent et généralisent des cas individuels ou des situations ponctuelles. «Oui, il arrive qu’un jeune mineur doive être isolé dans le bâtiment des majeurs parce qu’il a la gale. Oui, parfois les cuisines ou les buanderies sont sales, mais on ne peut pas attendre de jeunes hommes que tout soit toujours parfait.»

Si l’avenir de l’Etoile reste incertain, le temps presse. En 2023, la structure doit être démontée et le terrain rendu à l’Etat. Fin connaisseur des problématiques d’asile, Aldo Brina jette un regard amer sur cet hébergement provisoire qui dure depuis six ans dans l’indifférence. «En offrant une prise en charge aussi indigne à des jeunes particulièrement vulnérables, Genève n’est pas à la hauteur de ses prétentions de ville d’accueil et des droits humains», déplore le chargé d’information au Service réfugiés du Centre social protestant, pointant du doigt le manque de volonté politique. «Pour toute une série de raisons, le transfert s’éternise alors même que deux magistrats de gauche [Thierry Apothéloz et Anne Emery-Torracinta] sont chargés du dossier.»

«Je ne vais pas baisser les bras»

Interrogés, les intéressés regrettent le retard pris dans le transfert de compétences et réaffirment leur volonté que, «dans les meilleurs délais», plus aucun mineur ne soit logé au centre de l’Etoile.

Pour Farid, Karim, Alya et les autres, l’avenir reste incertain. Très loin des considérations politiques et des détails administratifs du transfert dont ils ne bénéficieront pas, étant déjà majeurs, tous continuent de rêver d’une vie normale, entre les murs de l’Etoile. «J’ai parcouru un long chemin pour arriver jusqu’ici, je ne vais pas baisser les bras», souffle Karim, entre deux dernières gorgées de thé. Dans ses yeux transparaît un moteur: la résilience comme unique choix.

* Noms connus de la rédaction