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No Frontex | « Frontex sape les valeurs de notre démocratie et de l’Europe »

« Le « cas Frontex » n’est que la partie émergée de l’iceberg d’une dérive dangereuse qui, en niant ou en tout cas en remettant en cause les droits fondamentaux de milliers de personnes, risque de saper les valeurs mêmes qui fondent notre démocratie et l’idée d’Europe » affirme Dr. Mussie Zerai, ancien nominé pour le Prix Nobel de la paix, lors de la conférence de presse nationale sur Frontex à Berne. Retrouvez ci-dessous l’intégralité de son allocution.

Il sera également présent à la conférence publique « Frontex n’est pas une fatalité » organisée par le Comité référendaire genevois No Frontex le 29 mars à Uni Mail.

« Frontex sape les valeurs de notre démocratie et de l’Europe »

Pourquoi réduire le financement de l’agence européenne Frontex ?

La réponse peut se résumer en une simple déclaration : Frontex – qui coûte à l’UE 460 millions d’euros par an – viole systématiquement les droits de l’homme tels qu’ils sont énoncés dans la Déclaration universelle et la Charte européenne ainsi que dans la Convention de Genève de 1951, ne remplissant pas le mandat pour lequel elle a été créée. Ce n’est pas un hasard si, depuis mai 2021, l’équipe juridique de l’ONG Front-Lex a engagé une action contre elle auprès de la Cour de justice européenne (la plus haute instance judiciaire de l’UE), tandis qu’une enquête est également en cours au Parlement européen à l’initiative de plusieurs députés européens.

La lourde charge de critiques puis d’accusations pures et simples à l’encontre de l’Agence s’est accumulée au fil des années, avec une accélération de plus en plus évidente depuis 2017.

Établie pour la surveillance des frontières terrestres et maritimes de l’UE, avec du personnel et des moyens mis à disposition par tous les États membres de l’UE, l’agence est spécifiquement chargée de ne pas participer au refoulement des migrants, de ne pas violer les droits de l’homme tels qu’ils sont consacrés par la Déclaration universelle et la Charte européenne et d’intervenir si elle est témoin de tels abus et violences. Ceci, conformément à son mandat spécifique consistant à «s’assurer par tous les moyens qu’aucune violation des droits de l’homme n’a lieu pendant ses activités». Or, on rapporte de plus en plus de cas où Frontex n’a pas seulement assisté sans réagir à des refoulements collectifs souvent extrêmement violents, mais a même joué un rôle actif et direct dans cette pratique totalement illégale. Tant en mer (notamment dans la mer Égée, en tandem avec les garde-côtes grecs) que le long des frontières terrestres. Parfois en isolant ou même en poursuivant ceux qui tentaient de s’y opposer, comme ce fut le cas, par exemple, en mars 2020, du commandant d’un navire de la marine danoise attaché à la flotte Frontex qui, avec son équipage, a désobéi aux ordres et, refusant de les renvoyer en Turquie, a débarqué dans le port grec de Kos les 33 migrants interceptés sur un canot pneumatique au large des îles de la mer Égée.

Outre les avocats de Front-Lex, de nombreuses autres ONG ont soulevé ces accusations. Le dossier sur les années 2017-2019 de Are You Syrious est particulièrement éloquent. A noter également les interventions de divers députés européens (notamment du groupe de la Gauche unie) et des enquêtes journalistiques détaillées (The Gardian, Der Spiegel, Financial Times), souvent accompagnées de preuves filmées et généralement liées au site de journalisme d’investigation Bellingcat. La réponse de Frontex à cette avalanche de plaintes a presque toujours été un refus de fournir des explications. Un « silence » absolu. Au point que l’eurodéputé espagnol Miguel Urban est allé jusqu’à accuser Frontex de se comporter « comme si elle était au-dessus du bien et du mal, au-dessus de la loi » (interview au journal Publico, 27 septembre 2020). On peut ajouter la condamnation du refoulement collectif indiscriminé des migrants formulée formellement à plusieurs reprises par l’Union européenne.

Mais le problème va bien au-delà de l’agence Frontex elle-même. Le cœur du problème n’est pas tant le modus operandi (bien que très grave et regrettable) de Frontex que, plus généralement, la politique migratoire européenne. En substance, l’Union européenne a adopté depuis des années une politique de fermeture et de rejet des migrants à tout prix : une politique de murs toujours plus hauts, sans se soucier le moins du monde du sort de personnes désespérées qui restent confinées au-delà de ces murs, souvent soumis à la torture et à la mort. Il suffit de mentionner le cas des camps libyens. Il faut donc croire que la stratégie adoptée par Frontex et l’impunité substantielle avec laquelle elle a opéré jusqu’à présent découlent précisément de cette politique. C’est-à-dire qu’ils découlent d’un éventuel « mandat caché » et reçu implicitement par l’Agence, contrairement au mandat formel de simple surveillance des frontières européennes.

Réduire le financement de Frontex pourrait donc être une première étape importante pour inciter le Parlement et la Commission européenne à changer radicalement cette politique de murs toujours plus hauts. Cette demande est d’autant plus urgente si l’on considère que la Commission européenne a tout récemment proposé au gouvernement de Dakar un accord qui  permettrait à Frontex d’intervenir directement au Sénégal en accomplissant la tâche de garde-côte et de garde-frontière avec son propre personnel armé et en uniforme. Ce serait la première fois que l’Europe, par l’intermédiaire de Frontex, surveillerait les frontières d’un État africain. L’objectif est évident : arrêter les migrants. Un objectif qui est le déni de facto du droit d’asile.

En d’autres termes, la question est beaucoup plus large et plus grave que le sujet spécifique du référendum : le « cas Frontex » n’est que la partie émergée de l’iceberg d’une dérive dangereuse qui, en niant ou en tout cas en remettant en cause les droits fondamentaux de milliers de personnes,  risque de saper les valeurs mêmes qui fondent notre démocratie et l’idée d’Europe. C’est précisément sur ce point que nous sommes appelés à choisir : défendre ces valeurs et exiger qu’elles soient respectées ou les laisser être piétinées et progressivement effacées.

Dr. Mussie Zerai
Président de l’Agence Habeshia