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Notre regard

Soignant∙es et tests Covid-19 sous la contrainte : éthique et dignité

Pierre Corbaz, médecin, éthicien et membre de l’association Médecins Actions Santé Migrant·es (MASM)

La Commission centrale d’éthique de l’Académie suisse des sciences médicales et la Conférence des médecins pénitentiaires estiment que la nouvelle disposition de la Loi sur les étrangers instituant des dépistages coercitifs du Covid-19 en vue de l’exécution d’un renvoi constitue «une violation des principes éthiques fondamentaux de la médecine ». Une prise de position détaillée assortie de recommandations très claires aux professionnel·les de la santé : « Il est recommandé au personnel médical des centres de requérants d’asile, des prisons, des cabinets médicaux, des centres de tests, des urgences, des hôpitaux, etc. qui se trouve confronté à une exécution obligatoire du test de dépistage du Covid-19 ordonnée officiellement contre la volonté ou même contre la résistance active de la personne concernée, d’évaluer minutieusement les arguments éthiques et juridiques susmentionnés et, en cas de doute, de refuser cette exécution.»[1]ASSM, Dépistage coercitif du Covid-19 en cas de renvoi ou d’expulsion, prise de position, 15.09.21 Pour nous éclairer, nous avons sollicité Pierre Corbaz, médecin, éthicien et membre de l’association Médecins Actions Santé Migrant·es (MASM).

Illustration : Ambroise | VE 186

Puis-je, comme soignant, effectuer contre la volonté du patient un acte faisant partie à priori de mon domaine professionnel? En particulier, m’est-il permis d’effectuer un prélèvement naso-pharyngé dans le but de déterminer si le patient est porteur du virus du Covid et ce malgré son désaccord? Rappelons que lorsqu’un étranger, en l’occurrence candidat à l’asile débouté, est tenu de quitter le territoire Suisse, le pays tiers de destination peut exiger, comme condition préalable à son accueil, un tel examen. Les autorités helvétiques demandent dans un tel cas à des professionnels de la santé de s’en charger.

Parfois des notions simples doivent être repensées, travaillées à nouveau, répétées, car leur simplicité apparente tend à les effacer de nos critères de l’action juste.

L’importance de l’intime
Je suis mon corps et il m’appartient. Il est mon ultime refuge, mon intimité, ce lieu où l’on ne pénètre qu’en invité. Il est ce qui me reste lorsqu’il ne me reste rien et que tout autour de lui perd sens et repères. Le législateur suisse ne s’y est pas trompé et reconnaît cette réalité dans des textes fondamentaux, notamment la Constitution fédérale[2]Art. 10 al. 2 Cst: « Tout être humain a droit à la liberté personnelle, notamment à l’intégrité physique et psychique et à la liberté de mouvement. », le Code pénal[3]Art. 123 al. 1 CP: «Celui qui, intentionnellement, aura fait subir à une personne une autre atteinte à l’intégrité corporelle ou à la santé sera, sur plainte, puni d’une peine privative de … Lire la suite, le Code civil[4]Art. 28 al. 1 CC: «Celui qui subit une atteinte illicite à sa personnalité peut agir en justice pour sa protection contre toute personne qui y participe. ». Soulignons encore que ces articles fondateurs ne sont pas sujets à condition : il est question de toute «personne», de tout «être humain».

La médecine comme un acte potentiellement illégal
Il est parfois bon de se souvenir que les gestes médicaux sont des atteintes à l’intégrité corporelle et sont à priori interdits s’ils ne sont pas autorisés par le patient. À cette lumière, un acte à l’apparence aussi banale que l’intromission d’un écouvillon dans une fosse nasale ou un pharynx se voit porteur d’une signification nouvelle. Le lecteur attentif aura relevé l’usage, volontairement édulcoré par l’habitude professionnelle, des mots «intromission d’un écouvillon», termes à la consonance médicale. S’il s’était agi de pénétrer le nez du réfugié d’une baguette, d’un bâtonnet, voire d’un doigt, la transgression aurait-elle été plus manifeste, je ne le sais. Mais nous devons nous souvenir que nos actes sont bien souvent à la limite, à la frontière de l’inacceptable : introduire un bâtonnet rigide profondément dans une narine n’est séparé de la torture que par quelques critères, tout comme la palpation d’un sein ou un toucher rectal ne sont distincts de l’atteinte à l’intégrité sexuelle que par des règles simples mais indépassables.

Consentement et cadre légal
L’art 23[5]Art. 23 al. 1 LSP/Vd : «Aucun soin ne peut être fourni sans le consentement libre et éclairé du patient concerné
capable de discernement, qu’il soit majeur ou mineur. »
de la loi sur la santé publique vaudoise concrétise directement l’art 10 de la Constitution fédérale cité ci-dessus et le précise, appuyé en cela par la Convention européenne des droits de l’homme : l’acte médical, cette atteinte à l’intégrité corporelle, doit être autorisé par le patient capable de discernement, libre et éclairé. Que signifient ces termes ?

· Capable de discernement, c’est-à-dire capable de comprendre, d’entendre les éléments du problème, en particulier sans que les barrières linguistiques soient un obstacle. Puis capable de les réfléchir, de donner sa réponse et d’être conscient de la relation qui existe entre cette réponse et ses conséquences pratiques.
· Éclairé, c’est-à-dire informé de la réalité de l’acte projeté mais encore de toutes ses conséquences, tant sur le plan médical, technique, pratique, que plus général, politique en particulier. En l’occurrence le patient doit savoir très clairement qu’il ne peut être renvoyé dans le pays tiers sans un test négatif pour le virus en question.
· Libre, c’est-à-dire sans pression aucune, directe ou indirecte, que celle-ci soit psychologique, familiale, verbale, manipulatrice ou autre.

Est-il encore besoin de parler d’éthique?
Notre métier nous place en équilibre instable, nous l’avons vu, entre bienfaisance et malfaisance, respect ou dédain pour l’autonomie, justice ou injustice, chacun de ces critères pouvant selon le contexte, en particulier politique, habiter des actes en apparence fort proches. C’est pour ces raisons que les principes de l’éthique biomédicale [6]Respect de l’autonomie, de la bienfaisance, de la non-malfaisance et de la justice ont été rédigés en aval des procès de Nuremberg afin de servir de bornes morales aux situations en apparence conformes aux lois du pays mais par trop inadéquates sur le plan de l’éthique.

Nous devons nous souvenir que plus notre interlocuteur est vulnérable, en déficit d’autonomie réelle, plus notre pouvoir, et donc nos devoirs, de soignant face à lui sont démultipliés par sa faiblesse. Nous sommes souvent son dernier refuge lorsqu’il est sans défense. C’est une réalité que les professionnels de la santé connaissent ou devraient conscientiser de toute urgence si ce n’est le cas. C’est aussi pour le rappeler que sont nés les codes de déontologie de nos professions. Et, au risque de paraître pédant, je citerai Hippocrate : «Dans toute la mesure de mes forces et de mes connaissances, (…) j’écarterai d’eux tout ce qui peut leur être contraire ou nuisible. (…) Je m’interdirai d’être volontairement une cause de tort (…) à l’égard des femmes ou des hommes, libres ou esclaves.»[7]Serment d’Hippocrate.

En guise de conclusion
La réponse à la question posée en préambule, bien qu’évidente, ne suffit pas à dissiper le malaise. Justice et éthique parlent de sujets semblables mais leurs regards, souvent complémentaires, sont différents. La justice s’exprime en termes de fautes, de culpabilité, de jugement; son royaume est la Cité, la polis des anciens Grecs. L’éthique parle de dignité, de celle du patient comme de la nôtre, de respect, de devoirs intériorisés relatifs à l’engagement de vie du soignant. Elle se loge en nous bien profondément et borne, ou éclaire, le chemin caillouteux que nous avons choisi de suivre comme artisans du soin. Ainsi le travail d’une commission de déontologie (étymologiquement commission des devoirs) n’a pas pour but premier la punition mais le rappel personnalisé, à qui les oublie, des règles de ce propre tribunal interne auquel, même innocenté, nous n’échappons pas; on le nomme parfois conscience professionnelle.

Notes
Notes
1 ASSM, Dépistage coercitif du Covid-19 en cas de renvoi ou d’expulsion, prise de position, 15.09.21
2 Art. 10 al. 2 Cst: « Tout être humain a droit à la liberté personnelle, notamment à l’intégrité physique et psychique et à la liberté de mouvement. »
3

Art. 123 al. 1 CP: «Celui qui, intentionnellement, aura fait subir à une personne une autre atteinte à l’intégrité corporelle ou à la santé sera, sur plainte, puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. » De plus il n’est pas absurde de considérer que la poursuite pourrait avoir lieu d’office car l’auteur de l’acte « s’en est pris à une personne hors d’état de se défendre (…) ou à une personne sur laquelle il avait le devoir de veiller. » (Art 123 al.2 CP) N’est-ce pas notre devoir de soignant que de veiller sur le patient qui nous fait face et ce surtout quand ses défenses s’estompent ?

4 Art. 28 al. 1 CC: «Celui qui subit une atteinte illicite à sa personnalité peut agir en justice pour sa protection contre toute personne qui y participe. »
5 Art. 23 al. 1 LSP/Vd : «Aucun soin ne peut être fourni sans le consentement libre et éclairé du patient concerné
capable de discernement, qu’il soit majeur ou mineur. »
6 Respect de l’autonomie, de la bienfaisance, de la non-malfaisance et de la justice
7 Serment d’Hippocrate