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Notre regard

L’aide d’urgence, quelques enjeux éthiques

Pierre Bühler

Ce qu’on appelle aide d’urgence trouve sa base légale dans l’article 12 de la Constitution fédérale : «Quiconque est dans une situation de détresse et n’est pas en mesure de subvenir à son entretien a le droit d’être aidé et assisté et de recevoir les moyens indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine. » Cet article marque d’emblée la dimension éthique de ce droit, par un double aspect: tout d’abord en soulignant qu’il s’applique lorsqu’il y a une « situation de détresse », puis en précisant le but visé, c’est-à-dire de permettre à quelqu’un qui se trouve dans cette situation de détresse de mener « une existence conforme à la dignité humaine ». «Détresse » et «dignité humaine » sont des catégories qui relèvent de l’éthique.

Illustration : Ambroise, Vivre Ensemble 186

Depuis le 1er avril 2004, cet article constitutionnel s’est progressivement appliqué à diverses catégories de personnes issues de l’asile et déboutées de leur demande (voir notre encadré « qui est touché? »). Dans les réflexions qui suivent, j’aimerais procéder brièvement à une évaluation éthique de cette application de l’article constitutionnel dans le domaine de l’asile, une application qui touche plusieurs milliers de personnes, hommes, femmes, familles, enfants[1]Les chiffres varient quelque peu, comme souvent dans les statistiques, mais se tiennent dans la fourchette de «plusieurs milliers ». Le site asile.ch et un rapport de l’Observatoire du droit … Lire la suite. Je le ferai sous les deux aspects mentionnés ci-dessus: dans quelle mesure peut-on parler ici d’une situation de détresse et d’une existence conforme à la dignité humaine ?

Je commence par la dignité humaine. Cette notion est évidemment plus ou moins extensible. Il est bien clair que l’article constitutionnel pense à un strict minimum de dignité qu’il faut pouvoir préserver dans des situations de grave détresse. La tendance est donc de toute façon vers le bas. Dès lors, la question se pose de savoir à partir de quand le minimum est tellement minimal que la dignité humaine n’est plus possible. L’aide d’urgence pour les requérant·es d’asile, souvent versée en nature (un toit, des soins médicaux basiques, des barquettes de nourriture et des bons), représente environ un quart du minimum vital accordé normalement par l’aide sociale pour des personnes résidant en Suisse. Elle est assortie de sévères restrictions concernant le logement, la liberté de mouvement, le travail, la formation, etc. De plus, les personnes concernées sont soumises à l’arbitraire des réglementations cantonales: on observe une grande disparité entre les cantons tant pour les montants alloués que pour la forme sous laquelle les prestations sont fournies. Tout cela a un effet d’exclusion sociale: il s’agit en somme de faire disparaître ces personnes de la société puisqu’elles ne veulent pas disparaître d’elles-mêmes, de les invisibiliser, comme si elles n’existaient pas. Nous sommes donc clairement dans un régime d’indignité humaine.

Il s’ajoute un autre aspect problématique. L’article constitutionnel n’est pas prioritairement conçu pour une longue durée: il doit plutôt permettre d’aider quelqu’un à sortir d’une mauvaise passe. Or, en matière d’asile, on en a fait une solution durable. Nombreuses sont les personnes qui deviennent des BALD: des « bénéficiaires d’aide d’urgence de longue durée ». Cette prolongation, sur une année, mais souvent aussi sur quatre, six ou même dix ans[2]Selon le site asile.ch, des près de 6 800 personnes mentionnées pour 2019, 71% étaient au régime de l’aide d’urgence depuis au moins une année, un quart depuis au moins quatre ans et 10% … Lire la suite, rend la situation encore plus indigne, plus inhumaine. Elle fragilise ces personnes déjà fragiles, les rend malades, physiquement et psychiquement, et il est donc paradoxal de les appeler des « bénéficiaires », leur seul « bénéfice » étant une survie minimale[3]On notera en passant la dérision contenue dans l’abréviation choisie : en allemand, «bald » signifie « bientôt » !.

D’un point de vue éthique, en remplaçant l’aide sociale (déjà réduite!) par l’aide d’urgence pour ces catégories de requérant·es, les autorités fédérales ont commis un déni de responsabilité. En effet, elles ont durci la politique d’asile et restreint de manière drastique l’accueil des requérant·es sans en assumer les conséquences sociales et financières. Elles ont préféré utiliser, ou il faudrait dire plutôt abuser de l’article 12 de la Constitution pour réduire les frais le plus possible. Le souci n’était donc pas celui d’une dignité minimale des personnes concernées, comme dans l’article, mais bien plutôt celui, purement économique, de coûts minimaux des procédures mises en place.

Ce déni comporte une pointe encore pire: l’installation du régime de l’aide d’urgence a été conçue comme un moyen d’inciter ces requérant·es à quitter la Suisse, en rendant celle-ci la moins attractive possible. Le régime de survie minimale ne reposait donc pas sur un souci de dignité, mais faisait partie d’une stratégie de dissuasion, et pour ce faire, on a instrumentalisé un article constitutionnel.

Le déni de responsabilité des autorités est aujourd’hui encore renforcé. En effet, la stratégie de dissuasion a clairement échoué, puisque les personnes dont on voulait se débarrasser sont, pour une large part et souvent les plus fragiles, resté·es ici. Elles sont ainsi devenu·es des «bénéficiaires» de «longue durée». Cet échec n’a jamais été reconnu et assumé, par exemple en décidant de revenir en arrière, de repenser le problème et d’adopter d’autres procédures à l’égard de ces requérant·es débouté·es. Au lieu de remettre en question le système lui-même de l’aide d’urgence de longue durée, on se contente de développer des mesures pour faire diminuer le nombre de BALD qu’il génère…

Qu’en est-il de la détresse, seconde notion éthique de l’article 12? Je me contenterai ici de deux remarques. Si, au lieu de dénier leur responsabilité, les autorités suisses assumaient éthiquement les conséquences de leur politique d’asile restrictive, il n’y aurait pas de détresse au sens de l’article constitutionnel: les requérant·es débouté·es jouiraient de l’aide sociale, comme les autres, on pourrait traiter de manière digne des cas de rigueur, octroyer des permis humanitaires, etc. Ces procédures sont aujourd’hui réduites à un strict minimum. Cela me conduit à mon second point: en préférant le régime de l’aide d’urgence, et surtout de longue durée, les autorités ont placé les personnes concernées en situation de détresse. Le paradoxe éthique est de taille: en effet, en invoquant le «droit d’obtenir de l’aide dans des situations de détresse», on a créé ces situations de détresse. La détresse est fabriquée de toutes pièces, et d’ailleurs consciemment voulue, puisqu’il s’agit de faire passer le message dissuasif d’une Suisse non attractive.

Que conclure ? D’un point de vue éthique, un seul appel me paraît possible: sortir au plus vite du système de l’aide d’urgence est la seule dignité humaine encore possible, tant pour les personnes concernées que pour les autorités. Au lieu de piétiner l’article 12, ces dernières doivent urgemment relever le défi éthique que leur lance la dernière phrase du préambule de la Constitution, à savoir que «la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres».

Notes
Notes
1 Les chiffres varient quelque peu, comme souvent dans les statistiques, mais se tiennent dans la fourchette de «plusieurs milliers ». Le site asile.ch et un rapport de l’Observatoire du droit d’asile et des étrangers intitulé « Une vie inhumaine en marge de la société » mentionnent que près de 6800 personnes étaient des requérant·es d’asile bénéficiaires de l’aide d’urgence en 2019. Dans une lettre de psychiatres, psychologues et psychothérapeutes adressée aux autorités fédérales, intitulée « Pour un traitement humain des requérant·es débouté·es« , on trouve l’indication suivante : « En 2020, 6660 demandeurs/euses d’asile débouté·es, dont 1061 enfants, vivaient dans le système d’aide d’urgence en Suisse. »
2 Selon le site asile.ch, des près de 6 800 personnes mentionnées pour 2019, 71% étaient au régime de l’aide d’urgence depuis au moins une année, un quart depuis au moins quatre ans et 10% depuis plus de six ans.
3 On notera en passant la dérision contenue dans l’abréviation choisie : en allemand, «bald » signifie « bientôt » !