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Notre regard

Aide d’urgence : une stratégie de dissuasion en échec

Camilla Alberti
Collaboration Sophie Malka

L’ « aide d’urgence » est une mesure à but dissuasif introduite dans les années 2000 pour inciter les personnes déboutées de l’asile à quitter rapidement le territoire suisse. Il s’agit en réalité d’une suppression de l’aide sociale normalement octroyée aux personnes relevant de l’asile. L’idée était qu’en dégradant considérablement leurs conditions d’existence, les personnes s’en aillent d’elles-mêmes ou disparaissent dans la clandestinité. Une stratégie fondée sur la croyance que la majorité des personnes viennent en Suisse pour profiter de sa richesse et n’ont pas de motifs de fuite… Techniquement, les personnes dont la demande d’asile a été refusée ou frappées d’une décision de non-entrée en matière perdent leur autorisation de travail en même temps que toute aide sociale. Toutefois, conformément à l’art. 12 de la Constitution fédérale, l’État est obligé d’apporter une aide aux personnes en situation de détresse et n’étant pas en mesure de subvenir à leur entretien. C’est ce que
l’on appelle l’aide d’urgence.

Crédit photo: Nick Fewings, unsplash

Une assistance minimale
Les personnes à l’aide d’urgence reçoivent une assistance ne couvrant que le minimum vital absolu: un toit, les soins médicaux de base, ainsi qu’un maigre forfait couvrant les frais destinés à la nourriture, l’habillement et l’hygiène. Elle correspond à environ un quart du minimum vital (997francs par mois[1]Aide sociale versée aux citoyen·nes et résident·es suisses dans le besoin selon les normes de la Conférence suisse des institutions d’actions sociales (2021) ) accordé normalement par l’aide sociale ordinaire.

Ces prestations varient selon les cantons entre 8 francs et 12 francs par jour, lorsqu’elles ne sont pas fournies en nature. Plusieurs cantons n’offrent en effet que des prestations sous forme de barquettes de nourriture déjà préparée et de bons. Le versement de l’aide d’urgence peut parfois être refusé «pour sanctionner» une conduite jugée inappropriée, comme un
contrôle de présence manqué. L’accès aux soins peut également subir des entraves, parfois institutionnelles, où seules les prestations d’urgence sont effectivement assurées.

Les personnes à l’aide d’urgence sont soumises à de nombreuses tracasseries et pressions administratives, voire pénales. En effet, si l’aide d’urgence est inconditionnelle, elle doit être demandée et renouvelée à intervalle rapproché (un jour, deux jours, chaque semaine …). Les personnes sont ainsi régulièrement amenées à se confronter à des fonctionnaires sommé·es de rappeler aux requérant·es d’asile débouté·es leur devoir de quitter la Suisse. Si ces dernier·ères ne le font pas, ils ou elles s’exposent à la détention administrative et pénale.

Conditions d’existence précaires
Dans le système de l’aide d’urgence, les personnes sont généralement hébergées dans des logements rudimentaires, au confort minimal, comme des abris de la protection civile, des infrastructures militaires, des conteneurs ou des centres collectifs souvent éloignés des centres urbains[2]Sophie Hodel, «Reportage à la Casa Alpina, une prison invisible et destructrice », VE 132, avril 2011. Selon les cantons et les infrastructures, les personnes sont soumises à des fouilles et/ou contrôles d’identité à l’entrée des lieux d’hébergement.

Toutes les personnes à l’aide d’urgence souffrent de l’attente et de l’insécurité permanente liée à l’angoisse d’un renvoi, sentiments renforcés lorsqu’elles se retrouvent isolées[3]Giada de Coulon, « L’illégalité régulière ou l’ambiguïté ordinaire du régime de l’aide d’urgence », VE 154, 9/2015. Privées d’accès au travail et d’autonomie, leurs journées s’organisent alors souvent autour de deux activités principales: dormir et manger. La distribution de nourriture à heures fixes ponctue ces journées dont la temporalité élastique semble s’étirer à l’infini.

Contrairement aux personnes demandeuses d’asile en procédure ou à celles admises provisoirement, les bénéficiaires de l’aide d’urgence n’ont en effet pas le droit de travailler et sont exclu·es de toutes les offres d’intégration. À ce titre, la question de la formation des jeunes débouté·es de l’asile soulève des critiques, du fait notamment que de nombreuses personnes en cours d’apprentissage recevant une décision négative voient leur formation interrompue[4]«Avec le ’papier blanc’ on ne peut pas imaginer l’avenir. Ça bloque tout », Coordination asile.ge en collaboration avec l’ODAE romand, juin 2021(voir p. 28).

Stratégie de dissuasion en échec
L’aide d’urgence atteint-elle son objectif, à savoir inciter les personnes déboutées de leur demande d’asile à rapidement quitter le territoire? Non. Les données statistiques le montrent: une partie des personnes affectées par cette mesure vont quand même rester en Suisse, principalement des femmes et des enfants[5]Voir par exemple ce témoignage recueilli par l’ODAE romand (consulté le 14 janvier 2022) .

En 2020, 6660 demandeur·ses d’asile débouté·es, dont 1061 enfants, vivaient dans le système d’aide d’urgence en Suisse. À la fin de l’année, environ 2400 d’entre eux étaient bénéficiaires de longue durée! Certain·es survivent dans le système de l’aide d’urgence pendant 5, 10, 15 ans. Avec des effets désastreux sur leur santé mentale et leur dignité.

Le coût de l’aide d’urgence, dont le montant des dépenses s’élevait à 55,6 millions de francs en 2019, cache ainsi un coût d’autant plus élevé pour la société à long terme, sanitaire et social notamment. Un coût que s’abstiennent d’évaluer les autorités d’asile.

Qui est touché?
Le système de l’aide d’urgence a été introduit en 2004 pour les personnes frappées d’une décision de non-entrée en matière (NEM). En 2008, il a été étendu aux personnes déboutées de leur demande d’asile, y compris celles dont le renvoi était officiellement suspendu suite à la réouverture de leur procédure par voie de droit extraordinaire. Et depuis 2014, l’aide d’urgence frappe aussi les personnes déposant une nouvelle demande d’asile dans les 5 ans (demandes dites multiples). Leur renvoi est de fait aussi suspendu le temps de la procédure. Nombre d’entre-elles restent sur le territoire parce qu’elles craignent un renvoi, s’y opposent et qu’il n’y a pas d’accord de réadmission – interdisant tout renvoi forcé – ou alors, comme indiqué ci-dessus, parce que le renvoi est suspendu. L’objectif d’incitation au départ rapide de la mesure n’est dès lors clairement plus rempli.

En savoir plus ? Références et explications sur nos pages préjugés.

Notes
Notes
1 Aide sociale versée aux citoyen·nes et résident·es suisses dans le besoin selon les normes de la Conférence suisse des institutions d’actions sociales (2021)
2 Sophie Hodel, «Reportage à la Casa Alpina, une prison invisible et destructrice », VE 132, avril 2011
3 Giada de Coulon, « L’illégalité régulière ou l’ambiguïté ordinaire du régime de l’aide d’urgence », VE 154, 9/2015
4 «Avec le ’papier blanc’ on ne peut pas imaginer l’avenir. Ça bloque tout », Coordination asile.ge en collaboration avec l’ODAE romand, juin 2021
5 Voir par exemple ce témoignage recueilli par l’ODAE romand (consulté le 14 janvier 2022)