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Notre regard

Le Tribunal administratif fédéral contraint le SEM à délivrer un visa humanitaire

«Il faut donc partir du principe […] que la requérante est directement, sérieusement et concrètement menacée dans sa vie et son intégrité corporelle. Un visa humanitaire doit lui être délivré».

Le 7 avril 2022, le quotidien Le Courrier rapportait que le Tribunal administratif fédéral (TAF) avait ordonné l’établissement d’un visa humanitaire pour une activiste syrienne se trouvant au Liban. Les preuves solides des risques que courait la requérante ont convaincu l’autorité de recours en matière d’asile, qui a ainsi cassé le refus initial du Secrétariat d’État aux migrations (SEM) en charge de la procédure. En matière de visas humanitaires, le fait est assez rare pour qu’on s’y arrête. Il questionne le pouvoir et les critères d’appréciation du SEM, mais aussi sa responsabilité : par son rejet, il a prolongé durant près d’un an l’exposition de cette femme syrienne à des menaces vitales.

Crédit photo : Rodrigo Pereira, unsplash

Retour sur les faits 

Le recours a été déposé auprès du TAF par le mari de l’intéressée. Celui-ci avait obtenu l’asile en Suisse le 29 janvier 2020, le SEM ayant reconnu qu’il avait fait l’objet d’une persécution politique ciblée. Les autorités avaient rejeté sa demande de regroupement familial, pour des motifs procéduraux. Le 3 août 2021, la requérante avait déposé une demande de visa humanitaire auprès de l’ambassade de Suisse à Beyrouth.

Elle a expliqué faire face à un réel danger en raison de son rôle au sein d’une ONG de défense des droits des réfugié∙es syrien∙nes au Liban, mais aussi en tant qu’épouse d’un réfugié politique et proche amie d’un opposant au Hezbollah récemment assassiné. Elle a relaté les menaces répétées, notamment de mort, le harcèlement psychologique, deux agressions physiques dans la rue, les inconnus qui la suivent jusque sur son lieu de travail, une perquisition de son bureau par des hommes armés qui l’ont ensuite interrogée sur ses activités et sur son mari, et les pressions pour la pousser à divorcer de ce dernier. Elle a précisé que les services de renseignement libanais ont également convoqué et interrogé ses parents au sujet de ses activités et de celles de son mari, et qu’elle-même vit cachée depuis des mois.

Deux jours plus tard, sa demande de visa humanitaire est refusée par l’ambassade, sans motifs explicites. La requérante et son mari font opposition à cette décision auprès du SEM, mais celui-ci confirme, par courrier du 7 décembre 2021, le refus d’octroi du visa humanitaire. En substance, le SEM reconnait le profil à risque de la requérante, mais considère que la menace directe à laquelle elle serait exposée au Liban n’a pas été prouvée.

Le fardeau de la preuve…

Et pourtant, le couple avait fourni de nombreux moyens de preuve, des attestations de l’ONG pour laquelle l’intéressée travaillait, des captures d’écran des menaces reçues, une photographie d’un de ses poursuivants, une attestation de son hospitalisation pour des accès de panique, une lettre du centre de prise en charge des victimes de tortures soulignant le danger réel que la requérante encourrait…des moyens de preuves qui seront finalement admis par le Tribunal Administratif Fédéral.

En effet, suite au recours interjeté par le couple contre le refus du SEM, le TAF se prononce, le 28 mars 2022, en leur faveur. Selon l’autorité judiciaire, les intéressé∙es ont « largement documenté les menaces dirigées contre la requérante ». Elle ajoute que, outre les documents fournis, la requérante a livré des explications hautement détaillées de la situation, décrivant « les personnes impliquées et leur comportement, les échanges de paroles et ses propres émotions », ainsi que les mesures qu’elle a dû prendre pour se protéger. Le TAF souligne en outre que la situation décrite correspond aux menaces rencontrées par les activistes syrien·nes telles que documentées dans des sources accessibles au public. Par conséquent, le Tribunal conclut :

« En résumé, la requérante présente au Liban, en tant qu’activiste syrienne et épouse d’un activiste exposé, un profil de risque qui la distingue nettement de celui des autres réfugiés syriens au Liban, contrairement à l’avis de l’instance inférieure. Les menaces et les harcèlements dont elle fait l’objet ont été documentés par le requérant. Il faut donc partir du principe, dans ce cas particulier, que la requérante est directement, sérieusement et concrètement menacée dans sa vie et son intégrité corporelle. Un visa humanitaire doit lui être délivré » (TAF F-79/2022, arrêt du 28 mars 2022, paragraphe 5.2, p.8).

… une exigence impossible à satisfaire ?

Si on peut saluer la conclusion à laquelle le Tribunal est parvenue, celle-ci amène à questionner le pouvoir d’évaluation du SEM, mais également le caractère arbitraire des décisions des ambassades, libres de refuser les demandes de visas sans rendre de comptes ni justifier leur décision. Comment en effet expliquer que l’ambassade, puis le SEM aient pu rejeter en bloc cette demande de protection urgente assortie de tous les moyens de preuves nécessaires ?

Ce cas met en lumière un système toujours plus verrouillé. Le nombre de visas humanitaires délivrés par le SEM est désormais quasiment nul malgré la hausse des demandes observée, notamment en lien avec la prise de pouvoir des Talibans en Afghanistan. Ce blocage a été chiffré par la Croix-Rouge suisse qui l’explique notamment par les critères toujours plus restrictifs exigés par les autorités (voir l’article de la Croix-Rouge sur le sujet). Cela a conduit l’ONG à fermer son programme dédié aux visas humanitaires pour l’orienter vers d’autres procédures. Une décision extrêmement difficile à prendre sans aucun doute, mais qu’elle explique par un sentiment d’impuissance que ressentent les collaboratrices et collaborateurs face à des refus systématiques alors même que les situations rencontrées sont toutes plus tragiques les unes que les autres. (voir encadré ci-dessous).

Dans le cas d’espèce, si le Tribunal a heureusement cassé la décision négative du SEM, l’ensemble de la procédure (demande, opposition, recours) aura pris près d’une année. Une année durant laquelle la vie et l’intégrité de la requérante étaient constamment menacées et qui auraient pu connaitre une fin nettement plus tragique. Combien d’autres personnes se trouvent-elles aujourd’hui dans une situation similaire ?

Elisa Turtschi

Mais pourquoi appeler ça un visa humanitaire, alors? C’est évidemment une urgence humanitaire : ma sœur va mourir!

Femme résidant en Suisse et dont la sœur a reçu un préavis négatif

Le plus terrible, ce n’est pas la charge de travail, mais le stress émotionnel. Lire tant de récits de persécutions sans espérer pouvoir aider entraîne cynisme, détachement, démotivation et épuisement. Ce qui continue de nous faire avancer, c’est l’esprit de cohésion et d’entraide qui anime les membres de notre équipe.

Une collaboratrice du Service de conseil

Les Afghans et Afghanes qui séjournent déjà en Suisse souffrent beaucoup du manque de perspectives offertes à leurs proches: le stress subi par ces personnes est énorme, c’est leur santé psychique qui est en péril. Il est certain que cela pèsera sur leur intégration si la situation n’évolue pas.

Un collaborateur du Service de conseil

Témoignages issus de l’article de la Croix-Rouge Suisse, Visas humanitaires: obstacles majeurs et critères restrictifs, 11.04.22