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Notre regard

Frontex | Faire sauter la tête ne suffira pas

Sophie Malka

L’annonce de la démission du directeur de Frontex, Fabrice Leggeri, vendredi 29 avril, ne représente que la première fissure dans l’édifice opaque qui s’est constitué depuis la création de l’Agence européenne des garde-frontières. Suffira-t-elle ? Semaine après semaine, les révélations se succèdent. Deux autres membres de la direction étaient impliqués dans la falsification de preuves de refoulements illégaux de personnes exilées. Des refoulements qui auraient conduit à la noyade de personnes migrantes, documentée par une équipe de journalistes. [1]Lighthouse report, Aegean Pushbacks lead to drowning, 17 février 2022.


Fabrice Leggeri, lors d’une conférence sur le « futur de l’Union européenne ». Photo: Bundesministerium für Europa, Integration und Äußeres, CC BY 2.0 https://creativecommons.org/licenses/by/2.0, via Wikimedia Commons

Il faut rappeler que la Suisse a deux représentant·es au sein du conseil d’administration. Que savaient-ils des faits reprochés à Leggeri ? Qu’ont-ils communiqué au Conseil fédéral? Alors que la Suisse est en pleine campagne de votation sur un arrêté fédéral visant à octroyer davantage de moyens financiers et de personnel à cette agence, les conseillers fédéraux concerné·es Karin Keller-Sutter et Ueli Maurer devraient répondre à cette question avant le jour du scrutin. C’est ce que demande depuis fin mars 2022 une Lettre ouverte publiée par Frontex-leaks.ch et relayée sur le site asile.ch. Une exigence de transparence légitime dans le cadre du débat démocratique.

Au lieu de cela, c’est une crispation voire une censure que cherchent à imposer les autorités fédérales aux journalistes qui tentent de faire leur travail d’information. La RTS s’en est fait écho le 28 avril [2]RTS, Forum, Le difficile travail de journalistes autour de la votation sur Frontex, 28.04.22, évoquant même la possible intervention de Frontex dans cette interférence, alors que Le Temps dénonçait 4 jours plus tôt une censure de la part de l’Administration fédérale des douanes. Son vice-directeur Marco Benz est justement membre du conseil d’administration de Frontex.

L’information est un outil essentiel de notre démocratie. Ce n’est que grâce au travail acharné de journalistes et d’ONG que les actes de Frontex commencent à voir le jour. L’agence a tenté par tous les moyens -y compris par des poursuites financières- d’empêcher leurs investigations. Celles-ci ont contribué au lancement de certaines enquêtes par des organes européens, notamment celle de l’Organe de lutte antifraude de l’Union européenne, dont le rapport a conduit à la démission de Leggeri. Pas plus tard que le 28 avril, l’enquête conjuguée du Monde, SRF, Republik, en collaboration avec Lighthouse report, a montré combien les refoulements illégaux pratiqués par l’agence sont « normalisés ». La question de savoir si les pushback font partie de l’ADN de Frontex reste entière.

Le 21 janvier 2022, Fabrice Leggeri recevait une médaille de la part du Ministre grec en charge de l’asile et des migrations, Notis Mitarachi, « pour la contribution importante de l’organisation dans la gestion de la crise migratoire, ainsi que ses effets sur les communautés locales ».
M. Mitarachi a évoqué l’efficacité de FRONTEX « sous la direction de M. Leggeri, car les activités opérationnelles et le soutien global de l’organisation en Grèce ont permis à ce pays de maintenir le niveau le plus bas de flux migratoires de la dernière décennie ». Voir article paru dans la presse grecque.

Photo: Notis.mitarakis, CC BY-SA 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0, via Wikimedia Commons

La justice internationale est également en train d’être activée par des ONG. Une autre façon de demander des comptes sur les pratiques de l’Agence et des États européens à leurs frontières extérieures. La dernière en date a été déposée par Sea-Watch, suite au refoulement d’un bateau vers la Libye, pays où, selon l’ONU, « ils seront placés dans des centres de détention inhumains et seront exposés à la famine, aux abus sexuels et à la torture.» [3]La crise en Libye : prêts à tout pour survivre, HCR

Est-ce cela que nous voulons ? Refuser aux personnes fuyant les guerres et la persécution le droit de déposer une demande de protection internationale ? Veut-on tripler les moyens financiers d’une agence qui renvoie vers la mort et la torture plusieurs milliers de personnes, ceci sans demander de comptes ?

Refuser le 15 mai l’arrêté fédéral proposé par le Conseil fédéral et le Parlement ne met de loin pas en danger notre démocratie. Celle-ci a besoin de contre-pouvoirs forts.

Un refus ne mettra pas davantage en danger notre participation à Schengen. Cet argument est de la poudre aux yeux. [4]Vivre Ensemble, Frontex. Une exclusion automatique de Schengen?, Sophie Malka, avril 2022 Un rejet permettra de relégiférer, à la lumière des éléments qui se font jour aujourd’hui. D’ajouter des mesures d’accompagnement humanitaires qui avaient initialement été proposées lors des travaux parlementaires, pour assurer la sécurité des personnes qui sont elles-mêmes en danger et doivent être protégées.

Le 15 mai, nous avons l’occasion de refuser d’adouber des pratiques antidémocratiques et illégales qui foulent au pied les valeurs que l’Europe essaie aujourd’hui de défendre face à la Russie de Poutine. Et de renforcer les voix européennes qui demandent un monitoring véritablement indépendant des pratiques de Frontex.

Au large de la Grèce, comment Frontex a maquillé des renvois illégaux de migrants. L’enquête du Monde en vidéo

Des vidéos, des témoignages et un document interne de Frontex révèlent que l’agence européenne de gardes-frontières a illégalement renvoyé des migrants en mer Egée, alors même que ces derniers avaient accosté en Europe.