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Notre regard

Décryptage | Réduire l’aide sociale aux ressortissant⋅es d’États tiers: une mesure inefficace, discriminatoire et dangereuse

Raphaël Rey, ODAE romand

Fin janvier 2022, le Conseil fédéral a soumis à consultation un avant-projet de modification de la Loi sur les étrangers et l’intégration (LEI)[1]Rapport explicatif du DFJP concernant la procédure de consultation relative à la modification de la loi fédérale sur les étrangers et l’intégration du 26 janvier 2022. La procédure de … Lire la suite. Cette fois, il s’agit de restreindre l’aide sociale octroyée aux ressortissant·es d’États tiers pendant les trois ans qui suivent l’octroi du permis B ou du permis L (courte durée). Une mesure qui pourrait s’appliquer aux personnes issues de l’asile, notamment à d’anciens titulaires d’un permis F (admission provisoire). Résumé critique, sur la base de prises de position d’organisations spécialisées[2]Charte Aide Sociale Suisse, « Consultation sur la révision partielle de la LEI ; arguments de la Charte de l’aide sociale suisse », mars 2022 ; CSP, « Réponse des CSP à la consultation … Lire la suite.

Si l’article soumis à consultation (art.38a) reste assez général dans sa formulation, dans les faits, seules les personnes non européen·nes sont visées. Concrètement, les personnes touchées par la mesure seront les ressortissant·es d’États tiers ayant obtenu un permis B ou L en vue d’un emploi; celles reconnues comme cas de rigueur et régularisées, qu’elles soient issues de l’asile ou non; et surtout toutes celles venues dans le cadre d’un regroupement familial avec des personnes ne dépendant pas de l’Accord de la libre circulation des personnes (ALCP). Les réfugié·es reconnu·es, protégé·es par la Convention relative au statut des réfugiés (CR), et les ressortissant·es de l’UE/AELE, protégé·es par l’accord de libre circulation des personnes (ALCP) ne sont pas concerné·es par la mesure.

De la plume du Conseil fédéral, le projet se fonde sur la nécessité de «réduire l’augmentation des dépenses [de l’aide sociale] et inciter les personnes concernées à mieux s’intégrer dans le marché du travail.» Or, tout semble indiquer que la mesure raterait sa cible.

Une mesure inefficace et contre-productive

Réduire les dépenses? Le temps que l’idée soit émise et que le processus législatif suive son cours, les coûts de l’aide sociale ont déjà baissé pour d’autres raisons. «Le nombre de personnes soutenues par l’aide sociale a diminué de 7% entre 2017 et 2020. Le nombre de personnes ressortissantes d’États tiers a, quant à lui, même diminué de 14%», ont souligné les Centres sociaux protestants dans le cadre de la consultation. Surtout, les augmentations des coûts de l’aide sociale qui ont précédé sont davantage à imputer à la croissance générale de la population et aux transferts de charges entre assurances sociales (notamment suite aux révisons de l’assurance-invalidité et de l’assurance-chômage) qu’à une augmentation des bénéficiaires étanger·ères, analyse la Charte de l’aide sociale suisse. Le rapport explicatif note lui-même en page 16 que cette révision «n’aura pas nécessairement de conséquences économiques sur les dépenses d’aide sociale»!

Inciter à mieux s’intégrer sur le marché du travail ? La mesure serait contreproductive. Il faut d’abord rappeler que recourir à l’aide sociale est en soi un motif de retrait du permis de séjour pour les ressortissants d’État tiers[3]Voir ODAE romand, Panorama n° 1, juin 2021.. Cela en limite le nombre. Surtout, la réduction de l’aide sociale aurait plutôt pour effet d’accroître la vulnérabilité et de plonger les personnes touchées dans le dénuement. Selon différentes organisations, il s’agirait surtout de familles précaires, des mères seules avec leurs enfants, ainsi que des personnes atteintes dans leur santé, empêchées de travailler, mais sans droit aux prestations complémentaires en raison d’un nombre insuffisant d’années de résidence. La mesure toucherait aussi en grande partie des personnes venues en Suisse au titre du regroupement familial, donc des familles dont une partie des membres possède un droit de séjour durable, voire la nationalité suisse. Une précarisation qui va à l’encontre du rôle de l’aide sociale: celui d’offrir un dernier filet permettant de garantir les conditions d’existence dignes.

Deux mesures pas si anecdotique accompagnent la révision

La première mesure proposée précise les conditions d’obtention d’un permis de séjour (B) pour les titulaires d’une admission provisoire (permis F) (art. 84 al. 5 LEI). En y inscrivant un renvoi explicite aux critères généraux d’intégration (art. 58a LEI), elle reconnaît désormais la participation réussie a une formation professionnelle au même titre que l’activité lucrative. Une avancée pour les personnes concernées.

L’autre mesure consiste à ajouter aux conditions d’intégration inscrites dans la LEI (art. 58a) un critère obligeant les personnes à encourager l’intégration des membres de leur famille. Ces critères sont notamment examinés lors du passage du permis B au permis C ou de regroupement familial. Les organisations estiment la mesure floue et son application concrète impossible à déterminer. Elles craignent que l’ensemble du projet de loi vise surtout à durcir le regroupement familial. Des attaques déjà amorcées par les révisions précédentes de la LEI, notamment celle entrée en vigueur en 2019[4]

CSP romands, « Les effets sociaux de la pandémie de Covid-19 », communiqué et dossier de presse,
16 mars 2021.
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Une mesure inconstitutionnelle ?

Gustave Deghilage, Le marchand de sable – The sandman by Levalet

Outre son inefficacité, les organisations pointent également la possible inconstitutionnalité de la mesure. D’une part, parce que la Confédération ne peut s’arroger la compétence de définir l’aide sociale que les cantons doivent verser aux personnes soumises à la LEI – contrairement au domaine de l’asile: il s’agit d’une prérogative cantonale et une base constitutionnelle suffisante fait défaut. Surtout, la mesure est discriminatoire: la réduction prévue vise une catégorie spécifique de personnes étrangères, les ressortissant·es d’États tiers, et les désavantage uniquement en raison de leur origine. Pour la Charte de l’aide sociale suisse, «cette réglementation doit être considérée comme une violation de l’interdiction de toute forme de discrimination inscrite dans l’art. 8 de la Constitution fédérale.»

Avec la pandémie, nombre de personnes étrangères, normalement autonomes sur le plan financier se sont retrouvées sans emploi. Une situation poussant les associations à tirer la sonnette d’alarme et à dénoncer «la difficulté de notre système d’aide publique à prendre en charge une population […] qui, faute de protection légale suffisante, s’est retrouvée du jour au lendemain sans revenu […]»[5]Ibid.. Le projet de loi présenté est inquiétant et complètement déconnecté des réalités des hommes, femmes et enfants concerné·es. Il vient encore renforcer la logique de l’utilitarisme économique qui sous-tend la politique migratoire suisse depuis des décennies, au mépris des droits fondamentaux et de la dignité humaine de tout un pan de la population.

Prenons un scénario possible
Madame A. mère de famille titulaire d’un permis F parvient après 5 ans d’intégration et de travail en Suisse à obtenir un permis B. Deux mois plus tard, un accident de travail lui fait perdre son emploi. Elle ne parvient pas à décrocher un nouveau poste et après un an, son droit aux indemnités de chômage s’éteint. Obligée d’aller à l’aide sociale, son permis B est menacé et elle touche une aide réduite pendant deux ans, alors qu’elle restera durablement en Suisse.

Notes
Notes
1 Rapport explicatif du DFJP concernant la procédure de consultation relative à la modification de la loi fédérale sur les étrangers et l’intégration du 26 janvier 2022. La procédure de consultation étant close (3 mai 2022), le Conseil fédéral soumettra un projet de loi au Parlement. Si la révision est adoptée, elle sera sujette au référendum
2 Charte Aide Sociale Suisse, « Consultation sur la révision partielle de la LEI ; arguments de la Charte de l’aide sociale suisse », mars 2022 ; CSP, « Réponse des CSP à la consultation sur la modification de la LEI : limitation des prestations d’aide sociale octroyées aux ressortissants d’Etats tiers « , mai 2022 ; CCSI, « LEI: au canon contre un moineau », CCSI-Info, juin-juillet 2022.
3 Voir ODAE romand, Panorama n° 1, juin 2021.
4

CSP romands, « Les effets sociaux de la pandémie de Covid-19 », communiqué et dossier de presse,
16 mars 2021.

5 Ibid.