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Notre regard

Persécutions liées au genre: une autosatisfaction suisse de mauvais aloi

Danielle Othenin-Girard
Sophie Malka

Absence d’une procédure de dépistage des vulnérabilités et de détection précoce des femmes victimes de violences fondées sur le genre ; absence d’une politique d’hébergement sensible au genre; évaluation insuffisante de la protection effective par les pays d’origine ou de transit des femmes alléguant de violences. Le 15 novembre 2022, le GREVIO[1]https://www.coe.int/fr/web/istanbul-convention/grevio (www.coe.int/conventionviolence) , groupe d’expert·es du Conseil de l’Europe chargé de veiller à la mise en œuvre par les États parties de la Convention sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul), a publié son premier rapport d’évaluation de référence sur la Suisse[2]https://rm.coe.int/grevio-inf-2022-27-fre-rapport-final-suisse-publication/1680a8fc76. S’il reconnaît des développements positifs, il «encourage vivement» la Suisse à «consolider les mesures déjà prises en renforçant son dispositif de protection des femmes victimes de violence et son cadre juridique, et en harmonisant les pratiques sur l’ensemble du territoire». De graves lacunes sont notamment signalées dans le domaine de l’asile et de la migration. Ce rapport vient donc appuyer les revendications de la pétition européenne Feminist Asylum déposée à l’été 2022 tant auprès des instances européennes que suisses. Retour sur cette campagne et ses suites politiques.

Briser le silence à l’encontre des personnes exilées victimes de violences liées au genre et obtenir l’application de conventions internationales, en particulier de la Convention d’Istanbul, ratifiée par la majorité des États de l’Espace Schengen, dont la Suisse en 2018: tels sont les objectifs de la pétition «Pour la reconnaissance effective des motifs d’asile spécifiques aux femmes, aux filles et aux personnes lgbtiqa+ » lancée le 11 novembre 2021 par la coalition européenne Feminist Asylum[3]Texte de la pétition et communiqués du 18 mai et 14 juin 2022 sur les sites :www.feministasylum.org et asile.ch. Voir aussi notre dossier dans l’édition de la revue Vivre Ensemble VE 185/ … Lire la suite.

Munie de 39 063 signatures, soutenue par plus de 260 organisations à travers 18 pays, cette pétition a officiellement été déposée le 18 mai 2022 au Parlement européen, à Bruxelles. Au vu du grand nombre de pétitions à traiter par la Commission européenne des pétitions, elle mettra sans doute du temps à être examinée.

Des débats parlementaires qui s’annoncent difficiles

En Suisse, c’est à l’occasion du 14 juin 2022 que la pétition a été remise à la fois au Conseil fédéral et au Parlement. Trois élues nationales y ont apporté leur soutien en déposant une motion et deux interpellations en lien direct avec ses revendications (à retrouver sur le site asile.ch).

Le Conseil national en discutera en plénière, dès le mois de mars, mais les débats s’annoncent difficiles. Le Conseil fédéral a systématiquement appelé à rejeter ces demandes, comme il a invité à classer la pétition. L’impression globale est qu’il élude plus qu’il ne répond aux demandes, insistant sur les nombreuses mesures déjà prises et invoquant la solution «satisfaisante» du cas par cas. Une autosatisfaction que l’on retrouve dans ses « commentaires » au rapport du GREVIO[4]Conseil fédéral, Commentaires de la Suisse sur le rapport du GREVIO, 2.11.22..

Pour rappel, le groupe d’expert·es critique particulièrement « l’absence d’une procédure de dépistage des vulnérabilités et de détection précoce des femmes victimes de violences fondées sur le genre ». Une lacune qui forcément « limite les possibilités d’offrir une réponse adéquate et rapide en termes de soutien et de protection aux femmes concernées » et aboutit au fait « qu’il revient entièrement aux requérantes d’asile de faire valoir les violences fondées sur le genre au cours de la procédure» (p.78).

Le rapport dénonce également «l’évaluation très restrictive par le SEM de la crédibilité des allégations au cours de la procédure» (p.79).

Face aux conditions d’hébergement, «en dépit d’améliorations mises en place récemment », le GREVIO constate toujours une grande disparité et « regrette l’absence d’une politique d’hébergement sensible au genre, s’appliquant à tous les centres d’hébergement» (p.80). Pour rappel, ses conclusions sont basées sur la situation prévalant jusqu’en octobre 2022.

Recommandations du GREVIO à la Suisse pour les questions d’asile

Le GREVIO encourage vivement les autorités suisses, notamment :

  • À veiller à ce que les femmes et les filles demandeuses d’asile bénéficient d’un soutien optimal dans la procédure d’asile, afin qu’elles aient la possibilité de révéler tous les motifs pour lesquels elles demandent une protection internationale. Les autorités suissesdevraient en particulier prendre des mesures pour améliorer la capacité de détection des cas de violence à l’encontre des femmes et l’évaluation de la capacité des pays d’origine à assurer une protection efficace. Elles pourraient, dans ce contexte, se référer aux rapports d’évaluation existants du GREVIO.  (p.80, point 272)
  • À adopter, pour tous les centres d’hébergement, des lignes directrices sensibles au genre afin d’améliorer la protection des femmes et des filles demandeuses d’asile et à introduire des mesures et des outils pour permettre la détection précoce des victimes de violence fondée sur le genre. (p.82, point 280 a)
  • À prendre des mesures pour améliorer l’accès des femmes et des filles demandeuses d’asile victimes de violence aux services de soutien spécialisés et, le cas échéant à la procédure juridique.  (p.82, point 280 b)

Réponse du Conseil fédéral insuffisante

Le Conseil fédéral, hormis l’annonce d’«un projet en vue d’une détection précoce des besoins particuliers en procédure d’asile » et d’un guide en cours d’élaboration dans le domaine de l’hébergement, assure que les dispositions légales pour protéger les femmes, filles et personnes lgbtiqa+ en quête de protection sont suffisantes et que sa pratique respecte l’évolution de la jurisprudence. Elles disent aussi se référer, dans leur évaluation d’une protection « adéquate » sur place, « notamment » au rapport du GREVIO.

C’est donc un «circulez, il n’y a rien à voir» qui ne laisse que peu d’espoir d’ouverture vis-à-vis des revendications des pétitionnaires. La pétition Feminist Asylum a d’ailleurs été balayée en commission mi-novembre. La conseillère nationale Delphine Klopfenstein Broggini la défendra en mars en plénière, avec le soutien du PS et des Verts.

Ne rien lâcher

Face à l’attitude peu amène des autorités, l’élue écologiste a par ailleurs déposé en décembre une nouvelle motion demandant que les violences sexuelles et sexistes liées au genre soient reconnues comme motif d’asile, ouvrant la voie à une protection effective. Une demande d’adaptation de la loi à laquelle le Conseil fédéral devra répondre rapidement et qui devrait faire l’objet d’un débat au Parlement dans l’année à venir.

Un débat dans lequel les recommandations du GREVIO, qui soulignent les manquements actuels et montrent le chemin à suivre, ne pourront être ignorées.

Motion 22.4346 déposée par Delphine Klopfenstein Broggini

Un statut juridique de réfugié·e·s pour victimes de violences sexuelles et sexistes liées au genre

Le Conseil fédéral est chargé d’adapter la loi sur l’asile, à l’article 3, alinéa 2, de manière à reconnaître les violences sexuelles et sexistes liées au genre comme un motif d’asile. Il établit une définition des « personnes déplacées en raison de violences sexuelles et sexistes liées au genre » et leur reconnaît un statut juridique de réfugié·e en Suisse. Le Conseil fédéral s’appuie sur la Convention d’Istanbul, qui reconnaît la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre comme une forme de persécution donnant droit à la protection internationale.

La nouvelle motion pose d’emblée le problème au niveau législatif. L’actuelle Loi sur l’asile (art.3 al.2) tient compte des motifs de fuite spécifiques aux femmes, mais «cette formule légale se prête à diverses interprétations», relève Delphine Klopfenstein Broggini, et par là-même ne peut offrir toutes les garanties nécessaires à une protection internationale. Inscrire les violences sexuelles et sexistes liées au genre comme motif d’asile impliquerait l’obligation d’investiguer et d’offrir un accès aux procédures d’asile pour les victimes, et la mise en place de mesures de protection d’accompagnement médico-social adapté, avec personnel qualifié.

En fin de compte, ce serait le meilleur outil pour répondre aux demandes d’amélioration du GREVIO et des revendications de la pétition Feminist Asylum.

Informer et sensibiliser

Rappelons que la pétition est avant tout un appel émanant de la société civile, des personnes directement concernées et de celles qui les accompagnent dans leur quête de protection, confrontées quotidiennement aux manques relevés par le GREVIO.

On mesure donc l’importance de faire connaître rapports d’expert-es, témoignages, débats et actions en cours. Feminist Asylum a dès lors décidé de maintenir son fonctionnement sous la forme d’une structure souple. Le premier objectif est évidemment d’assurer le suivi de la pétition, mais aussi de développer des liens avec les mouvements travaillant sur des thèmes similaires, de jouer un rôle de courroie de transmission et de soutien à des initiatives prises sur les terrains locaux. Les outils développés durant la campagne -site web, témoignages, documentation- resteront à disposition.

Plus d’infos:

info@feministasylum.org
www.feministasylum.org

3 actions parlementaires en soutien à la pétition féministasylum

Les deux interpellations et la motion déposées le 14 juin

Delphine Klopfenstein Broggini, conseillère nationale du parti des Vert-e-s, a déposé une interpellation en relation avec le Règlement Dublin, notamment au sujet de l’application de la clause de souveraineté en cas de persécution de genre – en particulier pour les personnes lgbtiqa+ qui subissent de fortes discriminations en Hongrie et des femmes qui ne peuvent accéder à l’avortement en Pologne. (objet 22.3588)

La réponse du CF témoigne du maintien d’une application très restrictive de la clause de souveraineté, insistant sur la nécessité d’un cumul de facteurs analysés au cas par cas. Les renvois Dublin vers la Hongrie sont de fait suspendus depuis 2018, et les cas de renvois vers la Pologne sont rares:  il cite un chiffre global de 47 personnes (dont 12 femmes) renvoyées depuis 2018, sans donner de statistiques plus détaillées.


Stéfanie Prezioso, élue d’Ensemble à Gauche, a déposé quant à elle une interpellation appelant les autorités fédérales à mettre en place un droit à déroger, si nécessaire, au délai de 12 semaines pour permettre aux femmes, victimes de viols dans un pays en guerre ou sur le chemin de l’exil, d’interrompre à leur arrivée en Suisse une grossesse non désirée. Elle demande également si le Conseil fédéral est prêt à rétablir le droit, pour les personnes qui subissent dans leur pays des violences liées au genre -mariage forcé, mutilation génitale, menaces de mort en raison de leur orientation sexuelle, etc.- de déposer leur demande d’asile dans l’ambassade suisse dudit pays. (objet 22.3604)

Concernant le droit à déroger au délai des 12 semaines, le CF  cite plusieurs articles de lois relatifs à l’interruption de grossesse non punissable. Il en déduit qu’une modification des art.118 et 119 du Code pénal n’est pas nécessaire. En parallèle, il affirme un «accès garanti» pour toute personne requérante d’asile «à l’assistance médicale (avec examens approfondis si nécessaire) et à un suivi psychologique». Une affirmation qui contraste fortement avec les observations de spécialistes du terrain et le contenu de l’interpellation de la députée Stéfanie Prezioso, faisant état de nombreux cas de victimes de violences liées au genre «qui ne sont pas reconnues  comme personnes vulnérables».  Dans les faits, ce qui fait gravement défaut c’est la mise en place de moyens suffisants pour détecter ce type de violences (cf. récentes recommendations  du rapport GREVIO, publié le 15.11.2022). Du manque de détection découle un fort risque de discrimination dans l’accès à l’assistance médicale et par voie de conséquence à une défense juridique appropriée.

Quant à la question de rétablir le droit de déposer une demande d’asile depuis une ambassade, le CF exprime un refus catégorique de toute modification de loi visant à un tel rétablissement. Il rappelle que la demande a déjà été faite et plusieurs fois rejetée, notamment en 2022 au sujet de la motion Jositsch (31.3282). A la question/suggestion d’ouvrir, pour les victimes de persécutions liées au genre, (particulièrement fragilisées sur leur chemin d’exil) une autre voie d’accès facilité à la Suisse, le CF n’entre pas en matière. Il se contente de rappeler qu’il existe la solution du « visa humanitaire » pour des « cas d’espèce ».


La conseillère aux États Lisa Mazzone a décidé de poursuivre la bataille pour élargir la période de stabilité pour les futures mères soumises à une procédure de rapatriement. Avec sa collègue de parti Delphine Klopfenstein Broggini, elle revendique l’interdiction de tout renvoi soit interdit après la 28e semaine d’aménorrhée et en tout cas jusqu’à 8 semaines après l’accouchement comme le recommande la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) (objet 22.3242)

Dans sa réponse, le CF rappelle les mesures déjà prises, notamment l’abaissement du délai de 36 semaines à 32 semaines de grossesse pour renoncer à toute mesure de renvoi. Cette pratique est en vigueur depuis 2019 et correspond à celle de plusieurs pays européens. De même, il signale les mesures d’accompagnement et de suivi assurées en cas de complications survenant durant la grossesse ou pendant les 8 semaines après l’accouchement. Une liste de contre-indications au renvoi, établie par le SEM en collaboration avec l’Académie suisse des sciences médicale et la Fédération des médecins, sert de base pour évaluer l’aptitude au transport. 

Dès lors, le CF estime que les bases légales en vigueur et la pratique usuelle en matière de renvoi des femmes enceintes et des nouveaux-nés sont suffisantes. A vrai dire, sa réponse ne prend pas en compte le sens principal de la motion, à savoir appeler les autorités à améliorer les pratiques pour assurer préventivement une protection de l’enfant (en application de la Convention relative aux droits de l’enfant) et pas seulement en cas de situations problématiques.


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Notes
Notes
1 https://www.coe.int/fr/web/istanbul-convention/grevio (www.coe.int/conventionviolence)
2 https://rm.coe.int/grevio-inf-2022-27-fre-rapport-final-suisse-publication/1680a8fc76
3 Texte de la pétition et communiqués du 18 mai et 14 juin 2022 sur les sites :www.feministasylum.org et asile.ch. Voir aussi notre dossier dans l’édition de la revue Vivre Ensemble VE 185/ décembre 2021
4 Conseil fédéral, Commentaires de la Suisse sur le rapport du GREVIO, 2.11.22.