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Notre regard

Editorial | Le coeur et la raison

Sophie Malka

«On ne doit pas laisser à la gauche le monopole de cette réflexion ». Ce n’est pas tout-à-fait l’emblématique réplique de Valéry Giscard d’Estaing[1]« Vous n’avez pas le monopole du cœur ». Réplique adressée à François Mitterand au débat électoral de 1974. qu’a invoquée le député vaudois Guy Pauchard (PLR) dans une interview au Temps[2]Le Temps, «Mon parti fait fausse route concernant les renvois», Inteview par Camille Krafft, 12 mai 2023 pour expliquer son soutien à la lettre adressée à la ministre vaudoise, Isabelle Moret, en charge du dossier de l’asile. 52 élu·es demandaient à celle-ci d’intervenir à Berne afin de surseoir aux renvois Dublin des personnes vulnérables vers la Croatie. Deux familles venaient d’y être expulsées dans des conditions abominables alors qu’elles y avaient subi des violences par les autorités croates[3]Voir la pétition : Pour l’arrêt immédiat des renvois forcés de femmes, enfants et personnes vulnérables..

Manifestation contre les accords de Dublin de Gustave Deghilage sur Flickr

Aux valeurs humanistes « que certains PLR ont oubliées » s’ajoutent des arguments pragmatiques aux yeux du député: la pénurie dans certains secteurs économiques clés qui menace de s’aggraver avec le départ des babyboomers à la retraite, sa «fierté inestimable » d’avoir formé sept jeunes dont trois vont sortir avec un CFC «sans jamais être passés par l’aide sociale ». L’homme double sa vision sociétale d’un sens certain de la formule, adressé à ses collègues de parti: « Avoir le renvoi des migrants comme cheval de bataille, c’est un combat d’arrière-garde ».

C’est peu dire qu’à l’heure actuelle, la politique migratoire peine à se renouveler. Tout le monde s’accorde à dire que le sys- tème de Dublin est un échec. Les statistiques européennes décrivent un jeu à somme nulle: pour une personne transférée dans un autre État Dublin, c’est une personne à accueillir en retour dans le cadre du même accord. Une absurdité faite de lourdeurs bureaucratiques dont le coût est exorbitant et pas seulement sur le plan humain[4]Aldo Brina, Accord de Dublin : des milliards d’euros (et de francs suisses) partent en fumée, VE 171 / février 2019..

Le récent arrêt de principe du Tribunal administratif fédéral (TAF) sur la Croatie témoigne de cette fuite en avant (p. 23). Une procédure qui a duré quatre ans, durant laquelle le requérant d’asile n’a jamais eu l’occasion de présenter les raisons de sa demande de protection. À trois reprises, il a reçu une décision de non-entrée en matière Dublin, le Secrétariat d’État aux migrations jugeant que c’était à Zagreb d’examiner sa demande de protection.Une perspective peu rassurante: aux deuils de l’exil se sont ajoutés les traumatismes de ses 18 tentatives de passage de la frontière croate, où les tabassages violents et les renvois illicites sont notoires et reconnus par le TAF. L’homme est donc resté dans ce no mans land administratif, à survivre à l’aide d’urgence, sans pouvoir déposer son récit, sans pouvoir se reconstruire, l’angoisse d’un renvoi chevillée au corps. Un non-sens, qui n’est de loin pas unique.

Dans une entreprise «normale», en cas d’inefficacité ou de dysfonctionnement, on vire ceux qui se sont fourvoyés et on tente autre chose. Pas dans la politique migratoire (p.16). Dans le dossier des jeunes débouté·es de l’asile (p.20), dans la politique d’intégration, dans l’aide sociale, nombre de mesures absurdes ont été votées par des majorités exclusivement attachées à leurs scores électoraux, et non pas au bien commun.

La perspective des élections fédérales de cet automne ne favorise pas le courage politique. Rêvons qu’une fois l’échéance passée, la raison et le pragmatisme puissent se faire jour. La société dans son ensemble gagnerait – y compris financièrement – à s’affranchir du dogme de la dissuasion.

Sophie Malka


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