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Notre regard

Iran, une révolution féministe

Propos recueillis par Julien Vaudroz et Sophie Malka

Entretien avec Chowra Makaremi

Lorsque nous avons contacté Chowra Makaremi, c’était pour avoir son regard de chercheuse sur les événements en Iran, mais aussi pour évoquer son film, Hitch –«rien» en iranien–, une histoire iranienne. Un documentaire paru en 2019 qui revient sur le passé d’un pays qu’elle a dû fuir enfant à la lumière de son histoire familiale. La disparition de sa mère, qui s’était levée avec d’autres contre la confiscation de la Révolution de 1979 par les tenants d’une République islamique. Sa mère qui a été exécutée dans le silence d’une prison. Un film pour faire mémoire à cette révolution-là, mémoire que le régime a tenté d’effacer. Une heure avant l’entretien, Chowra Makaremi nous envoie le manuscrit de son nouveau livre*, qui sort en septembre à La Découverte. Nous avons juste le temps d’en lire l’introduction, saisissante. Chroniques du soulèvement présent pour éclairer et expliquer ce qu’est l’Iran, par le regard d’une chercheuse concernée et engagée.

Illustration: Sara Ashrafi. DR

« Femme ! Vie ! Liberté ! », est le titre de votre livre. Cet appel, on l’a entendu ici en Suisse lors des manifestations de soutien aux femmes iraniennes, mais aussi afghanes. Que veut-il dire ?

Ce slogan vient du Kurdistan. Il est apparu dès les années 2010 dans le Kurdistan turc et syrien, au Rojava. Il est profondément ancré dans la pensée féministe kurde,décoloniale,qui pense que la libération des peuples ne pourra se faire sans la libération des femmes. Et cette pensée n’est pas que théorique, mais mise en pratique dans la société civile au Kurdistan. Ce slogan a été réapproprié par la rue iranienne au moment des funérailles de Jina Masha Amini, tuée par la police des mœurs le 16 septembre 2022. Elle venait d’une petite ville du Kurdistan iranien. Malgré les pressions énormes du gouvernement iranien sur la famille pour qu’elle soit enterrée en secret, en douce, une première mobilisation de la société civile dans sa ville natale a permis cet enterrement public, politique. Et c’est lors de l’enterrement que dans la foule, a été scandé « Femmes ! Vie ! Liberté ! ». Un slogan lancé au Kurdistan lors des funérailles des femmes combattantes ou victimes de crimes misogynes, de féminicides. Il s’est disséminé à Téhéran le jour même.

Vous dédiez votre livre « Aux guerrières ». Qui sont-elles ?
Les guerrières, ce sont toutes les femmes qui vont au front ou qui y sont allées. Ce sont les figures de jeunes femmes qui aujourd’hui en majorité se soulèvent et se font tuer lors des manifestations, qui font ce que les générations précédentes n’ont pas osé faire: s’opposer directement au pouvoir en enlevant leur voile. Ce sont ma mère et ma tante, qui faisaient partie de cette portion de la population qui était à la fois révolutionnaire, mais contre ce projet de révolution islamique; qui ont essayé de résister par tous les moyens à l’instauration de ce régime violent, et qui sont mortes elles aussi.

Ce que j’explique dans mon livre*, c’est que les mobilisations de femmes contre le voile obligatoire et plus généralement contre les politiques de ségrégation de genre ont démarré dès l’instauration de la Révolution islamique le 8 mars 1979. Or, la répression a été tellement violente que ces mouvements n’ont pas abouti et ont été étouffés par une politique de terreur.

Une terreur avec un double visage: la violence d’État (les Gardiens de la Révolution – les bassidji) et une violence extrajudiciaire, milicienne, avec le Hezbollah menant des attaques à l’acide, à la batte de baseball, au couteau. Cette façon double de réprimer la population, en particulier les femmes et les minorités en s’appuyant sur des lois répressives et sur des milices, a toujours été présente, et on la retrouve aujourd’hui. Ces jeunes manifestantes sont tuées dans la rue, par on ne sait pas qui… Elles sont enlevées et rendues à leurs familles, ou pas. Familles qui subissent des pressions pour parler de suicides.

[…] Mais il n’y a pas que des guerrières. Il y a aussi des guerriers. Parmi les personnes tuées depuis septembre 2022, il y a des hommes de 70 ans, des femmes de 48 ans, de jeunes garçons de 13 ans, et surtout une très forte majorité de Kurdes et de Baloutches, des minorités nationales et ethniques, situées en périphérie, où les révoltes ont été les plus fortes, et les plus violemment réprimées, militairement, à l’arme lourde.

Qu’est-ce que le mouvement d’aujourd’hui a de singulier par rapport aux mouvements précédents ?
Il n’avait jamais été collectivement au front de cette manière-là, en s’opposant directement au pouvoir au travers du voile. C’est quelque chose de totalement nouveau et qui est propre à cette génération.

Il est surtout l’aboutissement de plusieurs décennies de tentatives de changement, de résistance, et de répression. Dès les années 1990 et jusqu’aux années 2020, les mouvements féministes ont eu l’espoir de pouvoir réformer la République islamique de l’intérieur, avec les outils du droit, sans remettre en cause le régime. Pour arriver à cette conclusion, en 2017, que ce régime n’est pas réformable.

C’est pourquoi vous parlez d’un mouvement révolutionnaire ?
Exactement. Le meurtre de Jina Masha Amini a constitué un détonateur pour l’ensemble de la population, qui demande un changement de régime: la répression très dure des féministes en 2009 avait conduit de nombreuses femmes à investir d’autres mouvements – étudiants, écologistes par exemple – en y apportant leur expertise en matière de résistance au régime. Mais leurs demandes pour l’égalité des droits n’étaient pas relayées. Et aujourd’hui elles le sont. Et elles ont contribué à montrer combien le régime est producteur de citoyen·nes de seconde zone: les femmes, les minorités ou encore les 2 à 3 millions de réfugié·es afghan·es sur le territoire. Ils et elles n’ont pas accès aux droits civils.

Selon le dernier rapport de l’ONU, les femmes, les enfants, les minorités sont surreprésentées parmi les victimes de la répression. Est-ce à dire qu’elles sont aussi les plus représentées parmi les manifestant·es?

Je n’y suis pas, donc je ne peux rien affirmer. Mais ce qui ressort des réseaux sociaux est que tout le monde est dans la rue. Et le nombre de victimes parmi les minorités témoigne de la violence de la répression qui a été menée, à l’arme lourde dans les provinces kurdes et baloutches.

On retrouve ici le double visage de la répression. Les manifestants condamnés à mort sont des hommes. Des jeunes hommes généralement issus des classes populaires. Ce qui est paradoxal car c’est sur cette figure du jeune homme pauvre protagoniste de la révolution de 1979 et de la guerre contre l’Irak que s’est construite l’idéologie de la République islamique, à travers le «bassidji». Les femmes ne sont pas condamnées à mort, car cela reviendrait pour le régime à leur reconnaître une agentivité politique. La République islamique ne veut pas que le visage de son ennemi soit un visage de femme. Elles meurent sous les coups, elles sont violées, enlevées, empoisonnées dans les écoles, elles disparaissent.

Dans votre film, Hitch, paru en 2019, où vous revenez sur l’histoire de votre mère, vous parlez justement de cette pratique politique du régime iranien d’effacer jusqu’à la mémoire de ces femmes qui se sont révoltées en 1979. En particulier à travers les sépultures. Le parallèle est frappant avec ce que décrit le rapport de l’ONU, qui mentionne les pressions menées auprès des familles des victimes des manifestations, menaçant notamment d’enterrer les corps dans des tombes anonymes…

Absolument, et il y a une raison très concrète à cela. D’une part, la répression est criminelle, même au regard des lois de la République islamique. Or, on sait qu’un criminel essaie toujours d’effacer ses traces. La République islamique s’est construite sur un récit, celui de dire que 98 % de la population a voté pour elle en 1979 et qu’elle est donc l’expression de la volonté du peuple révolutionnaire. Et cette légitimité démocratique, elle a réussi à en garder la fiction en effaçant les traces de toute la violence qu’il a fallu en réalité pour imposer son régime. En réécrivant l’histoire de la Révolution islamique et en produisant des savoirs fictifs et biaisés. Ce qui est étonnant, c’est que les Iranien·nes y ont longtemps cru à cette fiction, parce que cette politique d’effacement a réussi, que la résistance à la révolution islamique n’est pas connue. Il était de plus impossible d’imaginer un changement radical du régime, on était obligé d’être réformiste. Depuis quelques années, la population iranienne a eu accès à une autre histoire. Le discours de légitimité démocratique du pouvoir s’est effondré, laissant la place à un ré-éclairage du passé, ouvrant la voie à une remise en question du rapport du citoyen iranien avec l’État. Avec des slogans comme «je libérerai mon pays», les Iranien·es dénoncent une occupation du pouvoir par une clique illégitime.

L’autre raison de cette politique d’effacement des tombes, des corps, a à voir avec le fait que dans la culture iranienne, où l’islam joue sans doute un rôle important, les enterrements sont un moment de mobilisation politique très fort. Ce que veut empêcher le régime. Au 40e jour de la mort de Jina Masha Amini, il y avait une foule sur 4 km à Saghez et des soulèvements dans tout le pays.

L’Iran contrôle sa population également par le biais d’Internet. Comment vous informez-vous sur ce qui se passe en Iran? 

Par des entretiens, par les réseaux sociaux, très actifs en Iran. Il y a un véritable activisme digital qui est non seulement centré sur la diffusion de l’information à l’intérieur et à l’extérieur du pays, mais aussi qui cherche à comprendre les ressorts et les intentions du pouvoir.

LE DEUIL CONFISQUÉ, UNE POLITIQUE D’ÉTAT

Les familles des personnes tuées par les forces de sécurité lors des manifestations subissent différentes formes de harcèlement et d’intimidation, qui consistent notamment: à les empêcher de demander une autopsie indépendante ou d’assister à l’autopsie réalisée par l’Institut médico-légal national ; à imposer des restrictions aux enterrements et aux cérémonies de commémoration ; à menacer de conserver les corps des victimes et de les enterrer secrètement dans des tombes anonymes ; à remettre aux familles les corps des victimes enveloppés dans un linceul et prêts à être enterrés, afin qu’elles ne puissent pas voir les blessures ; à refuser aux familles leur droit d’organiser des funérailles suivant leurs traditions religieuses et culturelles ; à leur imposer des restrictions concernant le lieu, la date et le déroulement de l’enterrement, notamment l’organisation de cérémonies dans des endroits distants ou la tenue de cérémonies funéraires ; et à interdire aux proches des victimes de s’exprimer publiquement pour dénoncer des meurtres et révéler la vérité.

Extrait du rapport du Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme en République islamique d’Iran, 2023

Un livre et un film