Procédure | Renvois vers l’Afghanistan: un changement de pratique contestable
Corinne Reber, avocate, Freiplatzaktion Zurich
Marc Baumgartner, directeur, elisa-asile
Après la prise de pouvoir des talibans en août 2021, le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) avait suspendu les renvois vers l’Afghanistan. Le 20 mars 2025, il a toutefois annoncé leur reprise pour les hommes seuls, jeunes et en bonne santé, si une réintégration socio-économique paraît possible. Selon le SEM, la situation dans le pays se serait «considérablement améliorée». Femmes et enfants ne sont pas concernés[1]Le SEM ajuste sa pratique en matière d’asile concernant l’Afghanistan, 20 mars 2025.
D’abord appliquée aux requérants afghans en procédure d’asile, la nouvelle pratique a été étendue dès juin 2025 à certaines personnes déjà admises provisoirement (permis F). Le SEM leur a adressé un courrier les invitant à se prononcer sur la levée de leur statut, invoquant de prétendus facteurs favorables à un retour. Cette annonce a suscité une vive inquiétude dans la diaspora afghane. En réaction, la Coalition des juristes indépendant·es pour le droit d’asile a publié un mémento pratique[2]Coalition des juristes indépendants, Mémento – Menace de levée de l’admission provisoire Afghanistan,
17 juin 2025..

Officiellement, le SEM affirme mener des «vérifications ciblées»[3]SEM, Fiche d’information «Reprise de l’ordre d’exécution de l’expulsion vers l’Afghanistan», 27 mars 2025, [consulté le 14 août 2025]. avant toute procédure. En pratique, les personnes concernées ont directement reçu une menace de levée de leur statut, assortie d’un droit d’être entendu, sans instruction complète des faits pertinents. Le SEM a affirmé que les conditions étaient réunies, alors même qu’il n’avait pas les éléments nécessaires pour en juger comme l’état de santé actuel, l’existence effective d’un réseau de soutien dans le pays d’origine ou sur leurs progrès d’intégration. La jurisprudence du Tribunal administratif fédéral (ATAF 2020 VI/9) prévoit que la levée d’une admission provisoire suppose non seulement l’analyse de la situation générale dans le pays d’origine et des circonstances individuelles, mais aussi de l’intégration en Suisse (art. 84 et 96 LEI) selon le principe de la proportionnalité. La situation présente est aggravée par le manque d’informations dans certains dossiers, conséquence des procédures d’asile accélérées appliquées aux Afghan·es en fin 2022[4]SEM, Les centres fédéraux pour requérants d’asile frôlent la saturation – des départs anticipés pour les cantons s’imposent, 25 octobre 2022, [consulté le 14 août 2025].. Les autorités auraient pu recueillir ces informations, par exemple par questionnaire, comme dans d’autres procédures.
Une telle pratique contrevient au principe d’instruction, qui oblige l’autorité à établir les faits de manière complète et correcte. Au lieu de cela, ces lettres ont constitué un choc pour les destinataires, à qui l’on ne peut raisonnablement demander de savoir quels éléments sont à présenter pour contester les affirmations du SEM.
Surtout, le SEM aurait dû, en procédant à une analyse correcte de la situation générale sur place, conclure qu’un changement de pratique en matière d’exécution des renvois n’est pas indiqué à ce stade car la situation reste si volatile qu’aucun retour dans ce pays en crise ne peut être exigé (voir notre chronique Monde). Il convient de noter que les analyses concluent que les personnes retournées sont généralement désavantagées sur le plan socio-économique par rapport au reste de la population.
POLITIQUE MENÉE SUR LE DOS DES PERSONNES À RISQUE
À notre demande, le SEM a indiqué que 16 personnes avaient été invitées à exercer leur droit d’être entendu. Aucune admission provisoire n’a été levée à ce jour, mais plusieurs affaires étaient encore pendantes au moment du délai rédactionnel. La nouvelle pratique s’applique en revanche sur les nouveaux arrivants: au 30 juin, 20 personnes avaient déjà fait l’objet d’une décision négative en matière d’asile avec un renvoi vers l’Afghanistan, sans admission provisoire.
Parmi celles-ci, deux décisions sont déjà entrées en force, les personnes concernées n’ayant pas formé de recours et deux personnes ont quitté le territoire. Dans les autres cas, les délais de recours courent encore ou des recours sont pendants devant le TAF. Aucun renvoi de force n’a donc encore été exécuté dans ce contexte.
En dépit des incertitudes et des risques attestés, le SEM travaille activement à l’élaboration d’une stratégie de renvoi vers l’Afghanistan. Cela implique de collaborer avec les talibans, puisque ceux-ci refusent actuellement les renvois forcés, comme l’a montré l’échec des expulsions vers Kaboul effectuées en décembre 2024[5]Blick, Beat Jans doit il négocier avec les talibans?, 27 juillet 2025. Fin août, le SEM a annoncé qu’«une délégation afghane» a été reçue à l’aéroport de Genève en vue d’identifier treize hommes originaires d’Afghanistan[6]SEM, Le nombre des départs contrôlés se maintient au même niveau qu’en 2024, 22 août 2025. Parmi eux, onze font l’objet d’une décision d’expulsion pénale et deux souhaitent rentrer volontairement selon les indications du SEM. Le SEM prend soin de ne pas mentionner le mot «taliban», précisant qu’«il entretient des contacts sur le plan technique avec tous les États de provenance des personnes tenues de quitter la Suisse» ajoutant que la délégation n’a pas quitté le tarmac.
Nous savons d’expérience que la vérification des admissions provisoires est coûteuse et ne produit que peu de résultats. Le cas des Erythréen·es l’a bien montré: lors du contrôle en 2018 et 2019 de 3 000 admissions provisoires ordonnées pour impossibilité de renvoi, seules 83 levées ont été prononcées[7]SEM, Érythrée: Examen des admissions temporaires en raison du caractère déraisonnable de l’exécution des mesures d’expulsion par le Secrétariat d’État aux migrations SEM, rapport du … Lire la suite. Un processus onéreux lancé après des attaques politiques à répétition contre la communauté érythréenne.
Le SEM se définit lui-même comme un «service d’expertise compétent »[8]SEM, Fiche d’information «Changement de pratique vis-à-vis des requérantes d’asile afghanes», 20 juin 2024 qui «n’est pas tenu de consulter les autorités politiques pour modifier sa pratique», et précise qu’il agit uniquement sur la base d’une analyse de la situation dans les États d’origine. Or, la situation en Afghanistan reste critique. Cette modification de pratique a un impact concret sur des personnes menacées dans leur vie et leur intégrité physique. Elle est juridiquement et moralement injustifiable et pose de multiples problèmes au regard de l’État de droit. En tant qu’autorité d’asile, le SEM est tenu de clarifier la situation de manière factuelle et objective, en s’appuyant sur des sources et rapports fiables. Ce qui n’est pas le cas. Il s’agit avant tout d’une stratégie d’apaisement envers un Parlement qui durcit à chaque session son traitement des personnes afghanes, et cherche à reprendre la main après son revers vis-à-vis des femmes afghanes, qui bénéficient du statut de réfugiées. Or fonder sa pratique sur des considérations politiques plutôt que sur la réalité du terrain constitue une violation du principe de bonne foi. Une manoeuvre difficilement concevable sans l’aval du chef du département, Beat Jans.
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