Pénurie et main-d’œuvre réfugiée. Une solution gagnante ?
Sophie Malka
Voilà plusieurs années que la presse se fait écho de l’inquiétude des milieux économiques quant à une pénurie de main-d’œuvre susceptible d’affecter le bien-être du pays. Le 5 janvier 2024, dans une longue interview au Temps, [1]Le Temps, Robin Gordon: «Il faut aller chercher la main-d’œuvre qui n’a pas été assez considérée», Interview de Julie Eigenmann, 5 janvier 2024 le directeur général de la société de placement Interiman a appelé le pays -et le monde politique- à «sortir du déni».
Pour Robin Gordon, le problème n’est pas conjoncturel, mais démographique, structurel: la population vieillit, la natalité est insuffisante. ll insiste dès lors sur la nécessité d’innover. Parmi les solutions évoquées, l’emploi des retraité·es, des étudiant·es, le recrutement hors des frontières, avec comme exemple le Maroc ou la Tunisie… Pour lui, «il faut aller chercher la main-d’œuvre qui n’a pas été assez considérée».
Or, dans sa liste des « possibles », il manque une option toute simple: les personnes réfugiées et issues de l’asile. Une population majoritairement jeune et désireuse de travailler, qui vit et a souvent été formée en Suisse.
On ne saurait lui reprocher cette omission. D’abord, parce qu’elle offre une accroche idéale à ce texte. Surtout, parce qu’elle est significative du non-pensé de la population réfugiée comme une opportunité, notamment économique, pour les entreprises. Le groupe Interiman est actif dans des domaines tels que l’hôtellerie-restauration, la santé, la construction et l’horlogerie. Soit un large spectre de l’économie concernée et susceptible d’employer ces réfugié·es.
Début janvier, un jeune Tibétain raconte avoir, avec son coach en insertion, envoyé aux mêmes entreprises son CV à double [2]Voix d’Exils, « Malgré mon expérience et mes compétences, je ne peux pas entrer sur le marché du travail », 11 janvier 2024: l’un dissimulait son statut d’asile, l’autre le mentionnait. Titulaire d’un CFC en horlogerie, il avait postulé des centaines de fois en vain. Il vit en Suisse depuis dix ans avec une protection appelée «admission provisoire» ou permis F.
Le matin même de sa postulation, il recevait trois offres d’entretien. Lorsqu’il a mentionné son statut au téléphone, il s’est vu opposer un refus. Ce n’étaient ni les compétences, ni les qualifications, ni le niveau de français qui étaient en cause: juste le type de permis.
Ce genre de témoignage est récurrent et n’est de loin pas circonscrit au secteur privé (p. 4). Parfois, c’est une case à cocher dans un formulaire qui bloque, ne mentionnant pas le permis F. En cause généralement, une méconnaissance du cadre légal, qui a forte- ment évolué ces dernières années: réfugié·es et titulaires d’une admission provisoire sont employables dans tous les secteurs et les embaucher ne requiert désormais pas d’autre démarche administrative qu’un clic sur EasyGov.swiss.
Nombre de responsables RH déduisent aussi très légitimement de l’appellation « provisoire » du permis F que les personnes n’ont pas vocation à rester durablement en Suisse. Or, un récent avis de droit souligne «qu’on ne saurait considérer que les personnes titulaires d’un Permis F sont présentes sur le territoire suisse pour une brève période avec un risque de devoir partir du jour au lendemain. Au contraire, il est reconnu par le Tribunal administratif fédéral et par la CourEDH que ces personnes jouissent d’un ’ statut de résident de facto ’.» (p. 8)
Évidemment, il existe des idées préconçues autour de l’expérience ou des qualifications des personnes issues de l’asile. Nos recherches montrent que les 3⁄4 ont plus de trois ans de pratique professionnelle et près des 2⁄3 ont terminé une formation post-obligatoire.[3]Mise au point (RTS), «L’autre pays du fromage», 23 avril 2023 Sans compter les parcours de vie, qui ont doté nombre de ces exilé·es de qualités qui ne se lisent pas dans le CV.
Les jeunes Suisses, «ça les intrigue de voir ces jeunes requérants d’asile qui sont motivés et qui réussissent. Et ça les motive aussi», relève Jacques Ecoffey, de la Fromagerie de Pringy (FR) [4]Mise au point (RTS), «L’autre pays du fromage», 23 avril 2023 qui a trouvé dans la population de l’asile une relève. Plus que des chiffres ou un plaidoyer, c’est en écoutant les professionnel·les qui ont choisi un jour de ne pas s’arrêter au statut d’asile que l’on réalise combien l’expérience peut être profitable: pour celles et ceux qui ne rêvent que de sortir de l’aide sociale et faire pleinement partie de la société, mais aussi pour l’entreprise et la collectivité.
Cet article a été publié dans le journal Entreprise romande du 19 janvier 2024.
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Notes
↑1 | Le Temps, Robin Gordon: «Il faut aller chercher la main-d’œuvre qui n’a pas été assez considérée», Interview de Julie Eigenmann, 5 janvier 2024 |
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↑2 | Voix d’Exils, « Malgré mon expérience et mes compétences, je ne peux pas entrer sur le marché du travail », 11 janvier 2024 |
↑3, ↑4 | Mise au point (RTS), «L’autre pays du fromage», 23 avril 2023 |