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Notre regard

Un accord de « transit » pour y envoyer les débouté·es érythréen·nes

Sophie Malka

A force d’insister… Le 9 juin 2024, le Conseil national a adopté à 120 voix contre 75 la motion 23.240 de Petra Gössi (PLR) demandant au Conseil fédéral de conclure un accord de transit avec un État tiers pour le renvoi des Érythréen·nes débouté·es. Le Conseil national suit donc le Conseil des États qui avait déjà accepté ce texte, auquel le Conseil fédéral était opposé. La motion Gössi est un quasi copier-coller de la motion de Damian Müller (PLR) qui avait été rejetée par le Conseil national le 18 décembre 2023 (23.3176). Cette version a vraisemblablement convaincu la nouvelle composition du Parlement. Celui-ci ne s’est soucié ni des coûts attendus de la mesure, ni de son inefficacité, ni de son inapplicabilité et encore moins des risques de violation des droits humains que pourrait entraîner un tel accord. Nous republions ci-dessous notre décryptage de la motion Gössi et l’essentiel de l’argumentation de l’auteure. Nous publions également les réactions de quelques organisations publiées après ce vote.

Décryptage

Dans sa motion, Petra Gössi souhaite que la Suisse passe un accord de transit avec un pays -à identifier- pour y expulser les ressortissant·es érythréen·nes débouté·es. Comme Damian Müller, elle cite longuement la tentative avortée d’un accord de transit avec le Sénégal datant de 2003 pour, comme Damian Müller, affirmer que « les conditions juridiques nécessaires devraient être réunies ». Sauf que, et la réponse du Conseil fédéral est on ne peut plus claire là-dessus, l’objectif de l’élue et celui négocié avec le Sénégal ne concordent pas.

Gössi défend l’idée d’une expulsion définitive des Érythréens·nes débouté·es. Celles et ceux-là mêmes que le gouvernement d’Asmara refuse « catégoriquement » de réadmettre dans le cas de renvois sous contrainte.

L’accord avec le Sénégal prévoyait un transit de 72 heures maximum, le temps que les démarches nécessaires au renvoi dans le pays d’origine puissent se faire. À défaut, les personnes devaient être rapatriées en Suisse.

Or, c’est exactement ce qui risque de se passer avec les quelque 300 Érythréens·nes concerné·es, souligne le Conseil fédéral dans sa réponse. Celui-ci rappelle que l’opposition du gouvernement érythréen aux renvois sous contrainte « touche tous les pays européens » et qu’« il est probable que la représentation érythréenne dans le pays tiers refuserait la demande de document d’identité ». Il ajoute qu’un tel accord de transit doit forcément comprendre une clause de réadmission par la Suisse « pour le cas où le transfert vers la destination finale n’a pas lieu dans le délai donné ». Et de conclure : « une telle procédure ne servirait donc à rien, sinon à générer des coûts supplémentaires pour le retour et l’accueil (en Suisse) des personnes concernées.»

Dessin: Herji. VE 155/ déc. 2015

Petra Gössi imagine-t-elle sérieusement que l’Érythrée acceptera d’un autre pays ce qu’il refuse à la Suisse? Ou pense-t-elle que le pays tiers en question reprendra définitivement nos débouté·es, auquel cas la mention de « transit » est trompeuse ?

Si Petra Gössi mentionne au passage le Rwanda -comme l’avait fait Müller- ou l’Albanie -projet phare de la populiste italienne Giorgia Meloni-, c’est bien qu’elle vise la délocalisation des débouté·es qu’avait rejetée le Parlement fédéral. C’est dire sur quel terrain et aux côtés de qui l’ancienne présidente du PLR veut placer la Suisse. Quant aux quelques contre-arguments, que nous avions déjà développés dans notre décryptage à la motion Müller, nous en rappellerons deux :

  1. Pour procéder à un renvoi forcé vers un État tiers, la Suisse est tenue d’examiner le lien des personnes concernées avec le pays en question selon la loi. Elle doit garantir le respect des normes de droits humains par l’État tiers et obtenir pour cela des garanties du gouvernement en question. Dans le long terme.
  2. Un tel accord avec un pays tiers implique un risque de dépendance de la Suisse vis-à-vis de celui-ci. On ne peut nier aujourd’hui que la migration est devenue un instrument de pression de certains pays vis-à-vis des États européens. On l’a vu avec les accords entre l’Italie et la Libye ou l’Union européenne et la Turquie. On l’a aussi vu avec l’opération menée à la frontière biélorusse.

Mettre le doigt dans cet engrenage est un jeu coûteux à bien des égards. Tout cela, pour quelque 300 personnes dont la Suisse a estimé la demande de protection infondée, malgré les innombrables rapports sur la situation dans le pays.

Pour rappel, le rapporteur spécial de l’ONU sur la situation en Érythrée rappelait en mai 2023 : «Je tiens à souligner qu’il est dangereux de renvoyer des personnes requérantes d’asile érythréennes dans leur pays d’origine vu le risque élevé qu’elles soient exposées à des violations de droits humains à leur retour.» [1]Dr Mohamed Abdelsalam Babiker,  rapporteur spécial de l’ONU sur la situation des droits humains en Érythrée, interview, mai 2023

Réactions suite au vote du 9 juin 2024 au Parlement

Irréaliste et injuste, ne dépensons pas d’énergie et d’argent à sa mise en oeuvre

L’association Gezana et la Conférence asile romande ont publié un communiqué de presse se disant « consternés et attristés » par l’adoption de la motion Gössi. En ciblant « spécifiquement les
requérant-e-s d’asile érythréen·nes, celle-ci constitue un acte flagrant de discrimination et un
acharnement injustifié envers cette seule communauté. »

Ce que dit de la Suisse le nouveau rapport du rapporteur spécial de l’ONU sur l’Érythrée

Dans un nouveau rapport au Conseil des droits de l’homme daté du 7 mai 2024, le Dr Mohamed Abdelsalam Babiker consacre un chapitre à la situation des demandeurs d’asile érythréen·nes en diaspora et le traitement qui leur est fait. La Suisse est directement concernée.

Par exemple en exigeant des personnes qu’elles demandent un passeport à l’ambassade érythréenne en vue de démarches administratives desquelles l’obtention de certains droits dépendent -cela concerne notamment les titulaires d’un permis F qui remplissent les critères d’obtention d’un permis B.
Selon le rapporteur spécial, ces pratiques « exposent les Érythréens à un risque accru d’être soumis à des pressions indues de la part des consulats et des ambassades de leur pays ». « Le fait d’exiger des Érythréens qu’ils obtiennent des documents de leur présence diplomatique les expose au harcèlement et à la coercition, ce qui fait peser sur ces personnes vulnérables un fardeau déraisonnable (voir par. 60 à 70). »

Le Rapporteur spécial est gravement préoccupé par la rhétorique hostile aux réfugiés érythréens dans les médias et par les déclarations publiques de soutien à l’expulsion des Érythréens faites ces derniers mois par des hauts fonctionnaires et des législateurs de plusieurs grands pays d’accueil. Il souligne qu’on ne saurait imputer à tout le monde les actes de quelques-uns et demande instamment aux autorités publiques d’appréhender les événements intervenus récemment à la lumière de la répression sévère en Érythrée et au-delà des frontières, et de mener des enquêtes approfondies sur les cas de violence intracommunautaire au sein de la diaspora. En outre, il engage les États Membres à s’acquitter de leur obligation de respecter le principe de non-refoulement et protéger les personnes qui risquent d’être persécutées ou de subir des violations de leurs droits humains si elles sont renvoyées dans leur pays d’origine.

Situation des droits de l’homme en Érythrée Rapport du Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme en Érythrée, Mohamed Abdelsalam Babiker, 7 mai 2024

Le rapport traite aussi de « l’organisation de « festivals » prétendument culturels dans des pays tiers » ayant été le théâtre de violences entre pro- et anti-gouvernement et « engage les pays d’accueil à mener des enquêtes approfondies sur ces événements, notamment à chercher à établir le rôle des autorités érythréennes dans l’organisation de contre-manifestations, le déploiement de groupes organisés pour affronter les manifestants et l’incitation à la violence. »

A ce propos, il « exhorte l’Érythrée à s’abstenir de toute ingérence indue dans la vie des Érythréens de la diaspora et à respecter leurs droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion. »


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Notes
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1 Dr Mohamed Abdelsalam Babiker,  rapporteur spécial de l’ONU sur la situation des droits humains en Érythrée, interview, mai 2023