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Notre regard

Livre | ‘Évocation d’un mémorial à Venise’ de Khalil Lyamlahy

Danielle Othenin-Girard

Un roman pour ne pas céder à l’indifférence.

Dans un précédent livre, l’écrivain d’origine marocaine Khalil Lyamlahy évoquait déjà l’exil, l’immigration, l’âpreté des luttes pour le droit au séjour. Avec Évocation d’un mémorial à Venise, il affronte la face la plus sombre de la migration : l’exclusion, la négation de l’autre poussée jusqu’à la mort et dans la mort. Recourir à la création littéraire pour lutter contre cette tragédie de l’effacement, c’est la tentative de l’auteur qui choisit de sortir de l’oubli la brève existence d’un jeune réfugié gambien et son suicide à Venise. À partir d’informations recueillies, de ses propres questionnements et de son imaginaire, Khalil Lyamlaly apporte une « reconstruction » de ce parcours de vie fragmenté par l’exil, offrant ainsi une forme de sépulture au jeune disparu.

En janvier 2017, depuis le Pont des Déchaussés, devant la gare centrale de Venise, un jeune homme noir se jette dans les eaux glacées du Grand Canal et se noie sous les regards hébétés, le plus souvent indifférents des passants et touristes.

Il s’appelait Pateh et avait 22 ans. Parmi la foule, aucune réaction rapide pour essayer de le sauver, au moins appeler à l’aide. Le silence, puis des cris d’effroi, de colère, voire des insultes. Après repêchage du corps, le drame fait le tour des journaux, des réseaux sociaux. Une enquête est ouverte. On conclura à une absence d’assistance à personne en danger, mais sans autre investigation plus poussée. Le dossier est classé. Le défunt tombe dans l’oubli. Une seule petite cérémonie regroupant quelques compatriotes. Mais à l’échelle de Venise, quelle trace prévue pour de tels drames?

Cette absence du «souvenir» est d’autant plus bouleversante dans une ville mythique comme Venise.

Faire renaître un drame arrivé en ce lieu permet à l’auteur de souligner l’immense contraste entre l’image idéalisée d’une cité, riche de passé et de rêves, racontée par tant d’écrivains, et le silence sur des tragédies actuelles qui la traversent autant que d’autres villes. Les mécanismes de l’oubli en deviennent caricaturaux.

Un livre mémorial dédié à Pateh, mais aussi à toutes les victimes dont il est un symbole. Un livre qui n’est surtout pas un récit au nom d’une personne que l’on connaît si peu. Mais un texte sous forme de multiples petits paragraphes, regroupés en trois chapitres intitulés : les Eaux, les Cris, les Mots.

Dans les méandres de ce texte, fragmenté à l’image de la vie des exilé·es, on suit le cheminement du narrateur dans sa patiente et méticuleuse recherche des faits réels, qu’il arrive à regrouper et dont il s’inspire. Mais les trous sont nombreux dans la vie de Pateh. Le narrateur choisit de les combler par ses réflexions intérieures. On le suit ainsi dans ses tâtonnements, ses hypothèses, son indignation et colère, ses émotions pour essayer de se mettre dans la peau du jeune homme, afin de lui redonner un visage alors qu’il n’est plus qu’une statistique. Qui est- il ? Que pensait-il au moment de sa chute ? Que voyait-il encore ? Quelle fut sa jeunesse en Gambie ?

La recherche des faits ne se limite pas à Venise et aux villes traversées en Italie. Le narrateur remonte le fil de l’histoire du jeune homme jusqu’en Gambie, trouve des témoins, découvre d’autres histoires à la fois différentes et semblables. Il relie ainsi l’individuel au collectif. Il remonte même plus loin dans le temps, évoque ces jeunes sénégalais venus se battre lors de la Deuxième Guerre mondiale et que l’on a aussi condamnés à l’oubli. Entre enquête et fiction, ce roman, original par son approche, riche d’humanité, de poésie et d’introspection, invite au questionnement, à l’humilité, à se laisser émouvoir et déconcerter. Là réside toute la force de cette forme de mémorial.

Khalil Liamlahy, né à Rabat en 1986, vit actuellement aux États-Unis.

Maître de conférences en littératures francophones à l’Université de Chicago, il a publié en 2017 Un roman étranger, aux

Éditions Présence Africaine.

En 2023 paraît chez le même éditeur son deuxième roman Évocation d’un Mémorial à Venise.

Ed. Présences africaines, 2023

PRIX DES CINQ CONTINENTS DE LA FRANCOPHONIE 2024 (mention spéciale), PRIX JESUS PARADIS 2023 (mention spéciale), Finaliste PRIX ALAIN SPIESS 2023  


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