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Comptoir

Décryptage | Fouille des téléphones portables : comment et quelles conséquences concrètes ?

Dès le 1er avril 2025, les données personnelles des demandeur·euses d’asile qui se trouvent sur des “supports électroniques de données”, soit des téléphones portables, des ordinateurs ou des tablettes, par exemple, pourront être analysées par le Secrétariat d’État aux migrations (SEM). Des indications sur l’identité et la nationalité du ou de la demandeur·euse d’asile, des adresses, des numéros de téléphone, des informations sur l’itinéraire emprunté par la personne, des enregistrements sonores et visuels ainsi que des documents pourront ainsi dorénavant être analysés et sauvegardés par le SEM. Lors du Point presse migrations du 18 février 2025, nous avons discuté des conséquences potentielles de la nouvelle ordonnance avec deux intervenant-es. Nous en résumons ci-dessous les principaux éléments.

Contexte

Personne migrante à Alexandropouli (Grèce, région de l’Evros). Photo: Alberto Campi, 2012

Cela fait suite à une décision du Parlement, prise à l’automne 2021, et ayant abouti à la modification de deux ordonnances (l’ordonnance 3 du 11 août 1999 sur l’asile et de l’ordonnance du 11 août 1999 sur l’exécution du renvoi et de l’expulsion d’étrangers, liens ci-dessous). Dans le cadre de la procédure d’asile, l’autorité dispose de plusieurs moyens pour établir les faits, comme les auditions, les preuves matérielles, les rapports médicaux, diverses expertises, etc. La fouille du téléphone portable ou de tout autre support électronique que posséderait une personne demandant l’asile est une mesure supplémentaire critiquée par plusieurs associations expertes sur le terrain de l’asile. Ces dernières questionnent l’efficacité et la proportionnalité d’une telle mesure, jugée intrusive.Selon le HCR,cette pratique constitue une atteinte grave à divers droits de l’homme, en particulier au droit à la vie privée.Testée par l’Allemagne, la fouille des téléphones portables a donné lieu à un bilan mitigé : dans seulement 2% des cas cette pratique a permis de mettre à jour des contradictions (voir à ce sujet la prise de position des CSP). 

En quoi consiste précisément la mesure ? Sur quelle base juridique et avec quelles conséquences sur les droits fondamentaux ? Comment les collaborateurs et collaboratrices du SEM feront le tri entre les données utiles à la procédure d’asile et celles qui ne le sont pas ? Alors que la pression est grande pour des procédures d’asile accélérées, quelle place la fouille des téléphones portables risque-t-elle de prendre ? Enfin, quelles leçons peut-on tirer des expériences européennes en matière de digitalisation de la gouvernance de l’asile, et des pratiques numériques des personnes se trouvant dans le système d’asile, et comment ce contexte éclaire-t-il les implications de cette nouvelle pratique ? Telles ont été les questions abordées lors de ce Point presse migration.

Éléments abordés lors du Point presse :

Des origines du projet à une mesure qui questionne

Raphaël Rey (CSP Genève) a débuté sa présentation en rappelant l’historique de ce changement législatif, qui trouve son origine dans une initiative parlementaire (17.423) de Gregor Rutz (UDC), adoptée par les deux Conseils le 1er octobre 2021. Monsieur Rey a ensuite passé en revue les modifications législatives dont il est question, dont l’objectif est de permettre au Secrétariat d’État aux migrations d’analyser les supports électroniques de données (SDE) en possession du ou de la demandeur-euse d’asile « si son identité, sa nationalité ou son itinéraire ne peuvent pas être établis sur la base de documents d’identité, ni par d’autres moyens » [1]Art. 8, al. 1, let. g LAsi (Obligation de collaborer. Pour M. Rey, certains éléments dans la loi et les ordonnances sont soient flous ou trop vagues pour cadrer l’analyse des données personnelles des demandeur-euses d’asile et garantir la protection des données. Pour le collaborateur du CSP Genève, « cette nouvelle mesure est discriminante, disproportionnée et inutile ».

Pour étayer son propos, il a soulevé les points suivants :

Discriminatoire et disproportionnée 

« Aujourd’hui, les modifications législatives ne garantissent pas que l’analyse des SED sera l’Ultima ratio. Il est écrit que d’autres moyens doivent être pris en compte pour identifier l’individu, mais ce n’est pas noté noir sur blanc que l’analyse des SDE sera utilisée en dernier recours », explique M. Rey, avant de préciser qu’une directive doit être publiée, et qui devrait clarifier ceci. Par ailleurs, la loi et les ordonnances ne proposent pas de hiérarchisation entre les données personnelles, voire intimes, et les données sensibles qui peuvent être collectées. « Toute personne a droit de garder pour soi des éléments de sa vie privée, d’autant plus s’ils ne concernent pas ses motifs d’asile », a souligné M. Rey. Aussi, des données d’autres personnes peuvent être disponibles sur les supports électroniques (échanges de messages, photos…), sans qu’on sache aujourd’hui ce que le SEM en fera. L’intervenant a mentionné une autre interrogation : les données récoltées devront être effacées, mais il n’est pas précisé quand et comment.

Et le secret professionnel ?

Il règne ensuite une incertitude sur le secret professionnel. Aujourd’hui, il n’est pas clair si les échanges entre le ou la demandeur-euse d’asile et son ou sa représentant-e juridique, qui sont souvent réalisés par téléphone, feraient partie des informations accessibles par le SEM. En outre, « la présence du ou de la représentant-e juridique et d’un-e interprète est « possible », alors qu’elle devrait être obligatoire selon nous », a complété le collaborateur au CSP Genève.

Une mesure inutile et contreproductive

Selon M. Rey, des projets pilotes ont été effectués sans convaincre. En Allemagne, un bilan mitigé a été fait : dans seulement 2% des cas cette pratique a permis de mettre à jour des contradictions. En Suisse, selon les résultats d’un projet pilote mené à Chiasso et Vallorbe, des éléments pertinents pour la procédure d’asile ont pu être découverts dans 15% des cas seulement.

Inutile, mais aussi contre-productive : l’analyse des SDE prolonge encore un peu plus la procédure, remarque M. Rey, relayant un résultat du projet pilote helvétique. Ce qui va à l’encontre du but actuel de la politique d’asile, qui est d’accélérer les procédures.

Enfin, concernant le « qui » pourrait analyser les supports électroniques, M. Rey a analysé l’article 10b de l’Ordonnance 3 sur l’asile et selon lui, la description des collaborateurs et collaboratrices du SEM qui pourraient opérer ces analyses est « évasive » et pourrait englober tou-tes les collaborateur-trices de l’institution. À ce sujet, Monsieur Rey a rappelé que des associations du terrain avaient demandé que l’analyse soit effectuée par une unité indépendante. Une proposition qui avait alors été rejetée.

Usage des smartphones par les personnes en exil

Mme Nina Khamsy, qui a mené ses recherches en Suisse et en Europe de l’Est, s’est quant à elle focalisée sur l’utilisation des smartphones par les personnes en exil et les risques et enjeux derrière la digitalisation des procédures d’asile.  Pour elle, l’analyse des téléphones portables est une mesure contestable à cause d’une vision biaisée et décontextualisée des usages du smartphone par les personnes concernées.

Les personnes en exil n’ont pas un usage « commun » des smartphones : ce sont à la fois des « des outils ambivalents », selon la chercheuse au nccr-on-the move. Ils servent à la navigation GPS, de messagerie, d’accès aux réseaux sociaux. Ils permettent de suivre des groupes de soutien, de communiquer avec les proches, et pour connaître ses droits. Mais les téléphones portables sont aussi souvent endommagés, perdus, détruits ou volés au cours des trajectoires migratoires. Ils peuvent aussi permettre aux autorités de localiser les personnes. Ce sont souvent des téléphones d’occasion à bas prix, contenant les identifiants d’autres usager-è-res. Les téléphones, les comptes et les cartes SIM peuvent être partagés entre compagnons de route, mêlant de multiples identifiants. Les cartes SIM prépayées peuvent être chargées par d’autres personnes que le titulaire du mobile. Mme Khamsy souligne ici les risques de mauvaises interprétations des données et le haut degré de sensibilité des celles-ci.

Deux mythes déconstruits et des risques évalués

Mme Khamsy a déconstruit le mythe de l’universalité des usages et le mythe de la neutralité de la « solution » technologique, questionnant le choix qui sera fait du logiciel annoncé par le SEM pour analyser les SDE. Elle a ensuite mis en exergue 3 risques : le risque de renforcer les erreurs d’identification ; le risque de réduire l’individu à des données numériques non univoques pouvant être mal interprétées et le risque de collecter de manière intrusive des données sensibles qui seront rendues interopérables.

Quelles données personnelles seront collectées, compte tenu de la liste non exhaustive prévue par l’Art 10 a OA3 ? Comment assurer la transmission de l’information (Art 10 h) aux personnes concernées au vu de l’opacité de la procédure ? Des questions ouvertes par Mme Khamsy.

À ce sujet, un participant au Point presse migrations a pris la parole pour témoigner de son propre vécu. Ayant quitté son pays, il a été intercepté par l’agence Frontex. Il raconte que peu de données présentes sur les appareils électroniques saisis par l’agence ont permis à cette dernière de corroborer les explications verbales des personnes concernées. Il a émis ses doutes sur l’efficacité de la nouvelle mesure.

Digitalisation des procédures d’asile au niveau européen 

Mme Khamsy a parlé de l’expansion de la collecte de données sur les personnes en exil, dans le cadre du règlement Dublin et de la base de données Eurodac. Durant la présentation, une question a d’ailleurs été posée en ce sens : est-ce que les données récoltées en Suisse sur les SDE pourraient se retrouver sur Eurodac ? La question reste ouverte. En tout cas, pour Mme Khamsy, il y a une « sécuritisation de l’immigration », où le principe de suspicion prévaut et renforce les pratiques de surveillance et de contrôle.

« La Suisse a certainement voulu faire comme l’Allemagne avec cette nouvelle mesure. On veut davantage d’interopérabilité pour mieux identifier la « preuve de passage », qui détermine quel État européen doit prendre en charge le ou la demandeur-euse d’asile », explicite la chercheuse. Avec un enjeu : si tous les États européens reconnaissent la fouille des SDE comme mesure pour identifier les demandeur-euses d’asile, cette pratique va s’imposer., et avec elle son lot de questionnements : protection des données, proportionnalité, pertinences des données pour les autorités,…

Les intervenant•es :

  • Raphaël Rey, chargé d’information au Service réfugié•es du  Centre social protestant Genève (CSP)
  • Nina Khamsy, chercheuse postdoctorante au nccr – on the move, Université de Neuchâtel  

La modération a été assurée par Marie Vuilleumier, journaliste parlementaire pour les Radios régionales romandes.

Revoir l’enregistrement et accéder aux slides

L’enregistrement vidéo du Point presse migrations ainsi que les présentations (slides) de Raphaël Rey et Nina Khamsy sont disponibles ici.

Ressources utiles

Les Points presse migrations (PPM) sont une collaboration du nccr – on the move et du Comptoir des médias, dont l’objectif est de permettre le dialogue et la connaissance entre le monde des médias, la recherche scientifique et les professionnel·les du terrain.

Notes
Notes
1 Art. 8, al. 1, let. g LAsi (Obligation de collaborer
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