NEM DUBLIN | Renvois vers la Croatie. Une violence qui choque et mobilise
LOUISE WEHRLI
Cet article fait partie du dossier – Enfants en exil
En ce début d’année 2025, la thématique de Dublin et celle des renvois vers la Croatie revient sur le devant de la scène. Des renvois d’enfants malades qui scandalisent, un travail d’enquête journalistique de qualité, des politiques qui se saisissent du sujet à Berne et dans les cantons, des médecins qui prennent position, un nouveau rapport de l’OSAR et un travail militant au long cours qui porte ses fruits. Les horreurs de l’actualité font bouger les lignes.

En novembre 2024, un enfant congolais de 10 ans, atteint de drépanocytose est renvoyé en Croatie avec sa famille depuis le canton de Saint-Gall. La mention «crises récentes en cas de drépanocytose» se trouve sur la liste des contre-indications médicales[1]SEM, Contre-indications médicales aux rapatriements sous contrainte par voie aérienne absolues en cas de renvoi forcé. L’enfant est sorti d’une hospitalisation le 12 novembre et a été renvoyé le 19 novembre. À Zagreb, les médecins qui l’ont pris en charge attestent du fait qu’ils ne sont pas à même de le soigner correctement, son sous-groupe sanguin n’étant pas disponible en Croatie faute d’une population d’origine africaine en nombre suffisant. Une demande de visa à la Suisse a été déposée et la Croatie a demandé à la Suisse la reprise en charge de l’enfant. C’est en suspens. Que s’est-il passé dans cette affaire? À quel niveau le système a-t-il failli? Certainement à tous les échelons: du SEM au canton de Saint-Gall en passant par la police et la société OSEARA chargée de l’évaluation de l’aptitudes au renvoi.
APPLIQUER LA CLAUSE DE SOUVERAINETÉ ?
L’article 17 al.1 du Règlement de Dublin permet à tout pays de se déclarer responsable de l’examen d’une demande d’asile. Une « clause de souveraineté » qui peut être invoquée à bien plaire, par exemple pour raisons humanitaires, en cas de vulnérabilité. Elle pourrait l’être lorsque les traumatismes liés aux violences subies en Croatie rendraient le «transfert» dans ce pays insupportable. Mais cette disposition est très rarement appliquée par la Suisse, qui ne renonce généralement à prononcer une décision de non-entrée en matière Dublin (NEM Dublin) que lorsqu’elle y est obligée. Par exemple lors de défaillances systémiques dans le pays en question. C’est le cas de la Grèce et de la Hongrie.
*asile.ch, Clause de souveraineté : le Conseil fédéral confirme que pour une majorité des cas, la Suisse était contrainte de l’appliquer, 22.12.2017.
Le 11 décembre 2024, c’est une petite fille kurde de 7 ans qui est renvoyée avec sa maman et son frère depuis le canton de Vaud. Souffrant de la maladie de Kawasaki, elle a subi un anévrisme coronarien. Le renvoi a eu lieu dix jours après sa sortie du CHUV et la veille d’un rendez-vous médical important avec un rhumatologue. Sa pathologie, qui venait d’être diagnostiquée, nécessitait une surveillance régulière. Là encore, le zèle des autorités à appliquer Dublin a tout balayé d’un revers de la main.
À l’heure où l’on écrit ces lignes, la journaliste Camille Krafft a publié pas moins de douze articles dans le Blick à ce sujet. Pour sa rédaction, elle s’est rendue en Croatie et a rencontré les deux enfants et leur famille. Il en ressort un travail d’enquête minutieux et engagé qui documente ces situations et illustre la réalité de ces renvois. Ses articles sont en libre accès. Dans «Les questions gênantes que posent les renvois d’enfants malades»[2]Blick, 26.02.25, elle synthétise avec acuité ce qui se joue là. Quid de la Convention relative aux droits de l’enfant? Si la clause de souveraineté n’a pas été appliquée pour ces cas-là, dans quels cas est-elle activée ?
Ces deux renvois ont mobilisé la classe politique lors de la session parlementaire de mars à Berne. Une motion, trois interpellations et deux questions ont été déposées par les parlementaires Delphine Klopfenstein-Broggini, Jessica Jaccoud, Jean Tschopp et Benjamin Roduit. Ces objets questionnent notamment l’usage de la clause de souveraineté, le respect de la Convention sur les droits de l’enfant dans ces procédure ou l’évaluation médicale conduite par la société OSERA. Alors que les débats ont donné une large place aux propositions de durcissements de l’UDC et du PLR de la législation sur l’asile, ces interventions ont permis d’en prendre légèrement le contre-pied.
La réponse du Conseil fédéral du 17 mars 2025[3]Réponse du Conseil fédéral du 17.03.2025 à la question de Benjamin Roduit : « Renvois Dublin vers la Croatie : plus d’humanité et de compassion?» à la question du centriste Benjamin Roduit nous interpelle particulièrement. Celui-ci demandait dans quelle proportion la clause de souveraineté (art.17 de la Convention) était appliquée pour des personnes gravement malades et notamment des enfants, autrement dit pour motifs «humanitaires et de compassion». Dans sa réponse, le Conseil fédéral explique «appliquer systématiquement cette clause, notamment en cas de lacunes systémiques dans le système d’asile et d’accueil d’un État Dublin ou si l’état de santé d’un requérant d’asile est si gravement altéré qu’un transfert risquerait d’entraîner une détérioration importante, voire potentiellement mortelle, de son état de santé». Et d’affirmer que la Suisse est un des États qui l’applique le plus. Une réponse qui laisse pantois. D’abord au vu des deux situations concrètes citées plus haut -que faut-il de plus?! Mais aussi parce qu’en réalité, le Conseil fédéral invoque une disposition du Règlement Dublin qui l’oblige à renoncer à un transfert Dublin (art.3 par.2). Et non l’article 17 du même Règlement, pourtant cité par Benjamin Roduit, qui prévoit la possibilité pour un État de décider souverainement de renoncer à un transfert.
DÉFAILLANCES DANS L’ACCÈS AUX SOINS
L’OSAR s’est rendue en Croatie en octobre 2024 et a publié un rapport de 60 pages. Il se concentre sur l’analyse du système d’asile croate et révèle sesdéfaillances notamment dans le domaine de l’accès aux soins. L’OSAR appelle une nouvelle fois à renoncer aux renvois Dublin vers la Croatie.
*OSAR, Conditions d’accueil en Croatie : Rapport sur la situation des personnes requérantes d’asile et des personnes bénéficiant d’une protection en Croatie, février 2025.
Faire passer ses obligations pour de l’humanité… La rhétorique ne nous est pas inconnue. C’est ce qui était ressorti d’un décryptage publié par asile.ch en 2017 qui révélait que dans 75% des cas «Dublin» la Suisse aurait violé ses obligations internationales en procédant à un renvoi.
Du côté des médecins, ces renvois indignent. D’abord le MASM (Médecins Action Santé Migrant·e·s) qui a dénoncé le renvoi vaudois[4]24 Heures, « Des médecins romands dénoncent le renvoi d’une fillette malade», 28.12.2024 et interpellé le SEM sur le fait que dans ce domaine, les considérations médicales passent régulièrement au second plan. plan. Ensuite d’autres médecins du CHUV et d’Unisanté (VD), qui ont co-signé dans la Revue médicale suisse un «appel à davantage d’humanité». Leur conclusion[5]Collectif, Un appel à davantage d’humanité, Revue médicale suisse, 23.02.2025. En accès libre dans Le Courrier, rubrique Contrechamp est sans appel: «Un drame humain se joue actuellement sous nos yeux. Regarder en silence et se taire face à la souffrance générée par les renvois forcés vers des pays qui ne peuvent pas respecter la dignité humaine ni garantir l’accès aux soins des personnes en situation de vulnérabilité sociale, somatique ou psychique, c’est devenir complice d’un système dysfonctionnel. Pourquoi attendre que les requérants reviennent encore plus meurtris pour leur offrir dignité et équité?» Ces renvois d’enfants font fortement réagir. Les membres de la campagne Stop Dublin Croatie ont invité à exprimer son indignation en écrivant au SEM pour demander le retour en Suisse de l’enfant atteint de drépanocytose. L’humoriste Thomas Wiesel a relayé cette action.
La mobilisation citoyenne est à la mesure de ces deux situations. Certainement parce qu’il s’agit d’enfants qui souffrent de maladies physiques, donc tangibles. Mais est-ce normal d’en arriver à ce degré d’horreur pour s’indigner? Le renvoi d’un jeune homme avec un diagnostic de stress post-traumatique serait-il moins violent? Derrière les 354 renvois forcés exécutés vers la Croatie en 2024[6]SEM, Statistiques 2024 – À titre de comparaison, il y a eu 206 renvois en 2023, il y a 354 histoires de violences, de souffrances, de mesures policières disproportionnées, de ruptures de soin ou de nouveaux traumatismes.
Ces situations ne doivent pas rester dans leur ombre habituelle. La population doit savoir ce que ses autorités pratiquent en leur nom. Une visibilisation qui permettra peut-être à davantage de monde de sortir de l’indifférence et d’une certaine léthargie face à un climat teinté de racisme et de xénophobie.
NAISSANCE DE DROIT DE RESTER VALAIS
C’est pour s’opposer au renvoi vers la Croatie de trois personnes vivant dans le canton qu’est né le collectif Droit de rester Valais. Y séjournant depuis plus de deux ans elles y ont trouvé leur place : un jeune homme, apprenti en électricité, et une femme, au bénéfice de plusieurs formations et bénévole dans un EMS, qui vit avec son neveu de 16 ans. Le collectif a écrit une lettre au Conseil d’État valaisan, signée par une centaine de soutiens du monde politique, associatif et du réseau respectif des personnes concernées. Une résolution[7]Carole Morisod et Aurélie Pont, « Appliquer la clause de souveraineté pour plus plus d’humanité, 14.02.2025a également été déposée au Grand Conseil valaisan afin d’inviter le Conseil fédéral à intervenir auprès du SEM pour qu’il applique la clause de souveraineté. Les médias locaux ont relayé l’action, Le Nouvelliste[8]Le Nouvelliste, «Droit de Rester Valaisse bat contre le renvoi vers la Croatie de 3 personnes installées en Valais. » Témoignages, 05.03.2025 en a fait sa une. Une médiatisation bienvenue dans un canton où ce type de mobilisation est rare.
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Notes
↑1 | SEM, Contre-indications médicales aux rapatriements sous contrainte par voie aérienne |
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↑2 | Blick, 26.02.25 |
↑3 | Réponse du Conseil fédéral du 17.03.2025 à la question de Benjamin Roduit : « Renvois Dublin vers la Croatie : plus d’humanité et de compassion?» |
↑4 | 24 Heures, « Des médecins romands dénoncent le renvoi d’une fillette malade», 28.12.2024 |
↑5 | Collectif, Un appel à davantage d’humanité, Revue médicale suisse, 23.02.2025. En accès libre dans Le Courrier, rubrique Contrechamp |
↑6 | SEM, Statistiques 2024 – À titre de comparaison, il y a eu 206 renvois en 2023 |
↑7 | Carole Morisod et Aurélie Pont, « Appliquer la clause de souveraineté pour plus plus d’humanité, 14.02.2025 |
↑8 | Le Nouvelliste, «Droit de Rester Valaisse bat contre le renvoi vers la Croatie de 3 personnes installées en Valais. » Témoignages, 05.03.2025 |