Témoignage | Jin, Jîyan, Azadî – Femme, vie, liberté
Jiro Sadeghi

Je me réveille à 7 heures du matin, enveloppé par la douce lumière du soleil qui filtre à travers les rideaux, créant des motifs lumineux sur le sol de notre chambre. La lumière apporte une sensation de renouveau dans notre nouvel appartement, un lieu choisi avec espoir pour commencer une nouvelle étape de notre vie. Je m’approche de la fenêtre, la fraîcheur du verre sous mes doigts me rappelant le début de cette journée. Dans ce moment de calme, je ressens une profonde gratitude pour ce nouveau départ avec ma femme, « chawekem ». L’arôme du café qui commence à infuser ajoute une touche de familiarité à ce matin plein de promesses.
En savourant mon petit déjeuner, je réfléchis au doux surnom kurde « chawekem » que j’ai choisi pour elle, l’amour de ma vie. Ce terme, qui signifie « mes yeux », m’interpelle et je me demande pourquoi on utilise cette expression. Les yeux, ces miroirs de l’âme, captent la beauté et révèlent nos émotions les plus profondes. En appelant ma femme « mes yeux », je lui confère une valeur inestimable, affirmant sa beauté et son importance cruciale dans mon existence. C’est une expression poétique de mon affection, soulignant combien elle est essentielle à ma vision du monde et à mon cœur.
Je suis perdu dans mes pensées quand je sens le goût du café chaud et de la confiture sucrée sur ma langue. Je saisis mon sac et quitte l’appartement, le cœur léger. Une fois dans le bus, je suis émerveillé par la beauté de la ville. Les rues pavées bordées de bâtiments historiques et de boutiques élégantes donnent une ambiance chaleureuse à Genève, même en hiver. J’observe les gens autour de moi, chacun avec leur propre histoire et leur propre vie. Je me sens vivant et optimiste pour l’avenir. Lorsque le bus s’arrête et que les enfants descendent en riant devant leur école, leur bonheur contagieux renforce mon optimisme et ma joie de vivre.
Au travail, la conversation tourne autour du dîner et de la soirée de fin d’année que nous prévoyons. Je me joins à l’échange, explorant avec mes collègues des idées pour célébrer ensemble et marquer cette période festive. Par ailleurs, un collègue m’a également suggéré de passer un jeudi ou vendredi ensemble. Cependant, un ami m’avait déjà proposé d’aller au cinéma, ce qui me laissait hésitant entre ces deux options.
Dans mon cours de français de l’après-midi, nous plongeons dans des mots chargés de sens tels que « résistance » et « liberté ». Ces sujets, à la fois stimulants et délicats, résonnent différemment pour chacun de nous, venant de divers horizons. Nous débattons de questions provocantes : comment certains ont-ils conquis leur liberté par la résistance ? Est-ce que d’autres n’ont pas résisté avec la même ferveur, ou pourquoi leur lutte n’a-t-elle pas abouti à la liberté ? Et pourquoi, malgré tant de luttes, des régimes autoritaires persistent-ils à travers le monde ? Ces discussions en classe sont à la fois éclairantes et troublantes. Je ressens une fierté particulière en voyant mon apprentissage du français prendre forme, me permettant de partager des concepts puissants de ma culture – comme « Berxwedan Jiyane » (la résistance, c’est la vie) et « Jin, Jiyan, Azadî » (femme, vie, liberté) – et de les traduire pour mes camarades. Cette capacité à communiquer des idées si profondes dans une langue qui n’est pas la mienne me remplit d’un sentiment d’accomplissement.
Le soir, Chawekem et moi parlons de ce qu’on pourrait faire pour les vacances de Noël. On a plein d’idées et je suis vraiment impatient de décider. On imagine les marchés de Noël, avec toutes leurs lumières et odeurs de fête, et les belles scènes d’hiver couvertes de neige. C’est excitant de penser à toutes ces possibilités et de rêver ensemble à nos futures aventures.
MAIS CETTE ROUTINE EST-ELLE LA RÉALITÉ OU UN RÊVE ?
Cependant, même dans ces moments de bonheur et de joie, je ne peux m’empêcher de penser à mes compatriotes au Kurdistan et à leur lutte pour la liberté. Je pense à Jina (Jina Mahsa Amini, jeune femme kurde, en visite à Téhéran, morte en septembre 2022 après avoir été arrêtée pour port « inadéquat » d’un hijab et battue par la police des mœurs, ndlr.), sur la tombe de qui il est gravé : « Chère Jina, tu n’es pas morte, car ton nom est devenu un symbole de la liberté ». Je pense à cette gravure devenue le catalyseur du mouvement de liberté du peuple iranien et mon cœur se serre en pensant à leur lutte.

En réalité, ma journée se passe comme cela : lorsque je me réveille le matin, la première chose que je fais est de regarder mon téléphone, avec un mélange d’angoisse et d’appréhension. Depuis le début de la révolution Femme, Vie, Liberté, les mauvaises nouvelles peuvent arriver à tout moment en images et fissurer l’illusion de ma vie suisse. Je suis encore au lit, Chawekem est à côté de moi. Des cadavres et des blessés sont au sol dans la rue alors que les forces de la répression ne permettent à personne de les approcher. Nous ne trouvons pas l’énergie de nous lever, et de faire face à une nouvelle journée d’épouvante et de chaos. Elle me raconte son cauchemar de la veille au soir. Ses yeux sont remplis de terreur alors qu’elle me décrit comment elle a été encerclée par les forces du Mollah qui lui ont tiré dessus. Sa voix tremble, et je peux ressentir sa peur profondément ancrée en moi.
Assis dans le bus pour me rendre au travail, je me sens déconnecté de mon environnement. D’autres vidéos s’affichent sur mon téléphone, montrant le gouvernement totalitaire et impitoyable d’Iran lançant des roquettes sur des camps de réfugié·es à l’intérieur du territoire du Kurdistan irakien. Les enfants, innocents et vulnérables, sont assis dans une tranchée, leurs visages marqués par la terreur. Je peux entendre leurs cris dans ma tête, leurs voix perçantes qui résonnent avec désespoir et angoisse. Je suis tellement absorbé par ces images déchirantes que je ne remarque même pas l’annonce de l’arrêt de bus où je dois descendre.
Au travail. Seul mon corps est là. Mon esprit est ailleurs. Mes collègues se réjouissent de Noël et des vacances à venir. Ils parlent de prendre l’avion, de choisir entre la plage ou la montagne, de décider s’ils doivent partir avec leur famille ou leurs amis. Cela me paraît puéril, ne m’intéresse pas. Je n’en ai rien à faire. Je n’ai aucune envie de participer aux discussions alors que Kian, 10 ans, et plus de 50 autres enfants sont tués en Iran. Quel plaisir et quel bonheur en éprouverais-je ? Le poids de cette réalité me pèse, m’enfermant dans une profonde tristesse et une colère impuissante.
Pendant mon cours de français, les leçons que j’apprends se perdent dans un tourbillon d’images et de pensées tourmentées. Plus aucun mot sauf les mots « liberté » et « résistance » ne semblent avoir de sens.
Je me sens submergé par une urgence, le besoin impérieux de faire quelque chose, de donner une voix à celles et ceux qui sont réduit·es au silence. C’est alors que l’idée de l’écriture germe en moi. Je veux trouver les mots pour décrire cette sécurité intranquille dans laquelle je me trouve en Suisse, cette dichotomie entre ma vie quotidienne en tant qu’immigrant et mon combat pour la liberté de mon peuple. Je veux écrire pour exposer les réalités contradictoires qui me hantent, pour trouver un écho à mes sentiments profonds. La révolution en Iran avec le slogan « femme, vie, liberté » et « la résistance, c’est la vie » m’incite davantage à écrire.
Au fond de moi, je sais que si j’écris, c’est en réalité pour chercher ma propre joie. Or, elle est inatteignable sans la liberté des autres. Je vis dans un pays libre, entouré de privilèges. Mais je ne me sens pas libre tant que le Kurdistan n’est pas comme Genève ou que l’Iran n’est pas comme la Suisse. Pourquoi ne pourrions-nous pas être en paix comme en Suisse ? Les questions se bousculent dans mon esprit. Si le Traité de Lausanne n’avait pas été signé il y a cent ans et que les pays européens n’avaient pas empêché l’autonomie du Kurdistan, mon peuple serait-il encore sous le coup de l’arrogance et de l’assimilation ?
Pourquoi ces politiques coloniales ? Pourquoi ont-ils décidé du sort d’autres pays et populations ? Pourquoi ont-ils divisé le Kurdistan en quatre et séparé mon peuple ?
Je ne peux m’empêcher de me sentir captif, emprisonné par les souffrances de mon peuple.
Dans une partie du livre Conversations avec Kafka, Gustav Janouch dit : « Un jour, Kafka était agité. Se promenant dans la pièce avec colère et confusion, il dit au jeune Janouch qu’il avait l’impression d’être en prison. Janouch demanda si cela provenait de son environnement de travail ou des gens qui l’entouraient… Kafka s’est frappé la poitrine et a dit : ‹ les barreaux sont en moi › ». [Ma traduction]
Mes barreaux intérieurs restent là, constants et oppressants. Tant que les Jina continueront d’être privées de leur liberté et seront tuées, tant que mon peuple ne sera pas libéré de l’oppression, je les ressentirai peser sur mon âme avec une lourdeur insoutenable.
Dans cette réalité troublante, je réalise que la véritable béatitude réside dans l’absence de barreaux, dans la liberté totale et l’égalité de tous les peuples. Et c’est cette quête qui m’anime, qui me pousse à continuer de lutter et de trouver des moyens de faire entendre ma voix et celle de mon peuple.
Retrouvez notre dossier sur l’Iran dans la revue n° 194 / oct. 2023