Le Courrier | Une Suisse si coloniale
Propos recueillis par Guy Zurkinden
Contrairement à ce que suggèrent certains mythes fondateurs, l’émergence de la Suisse moderne est étroitement liée à l’expansion coloniale et à la traite d’esclaves. Questions à Bernhard Schär, historien. Nous relayons cet article, paru le 30 juillet 2025 dans Le Courrier.
Cet article est aussi directement disponible sur leur site.
Histoire suisse · Possession de plantations dans lesquelles les personnes sont esclavagisées, missions religieuses, utilisation de mercenaires dans la répression des populations autochtones, financement des compagnies négrières. Les recherches sur la «Suisse coloniale»[1]Lire à ce propos, entre autres: Izabel Barros et Bernhard C. Schär: Un Patriciat impérial: Esclavage et réforme scolaire au 19e siècle entre Bahia et Berne. Traverse, … Lire la suite prennent à contrepied le mythe d’un pays resté à l’écart de l’impérialisme belliqueux et brutal pratiqué par ses puissants voisins. Pour Bernhard Schär, professeur au Centre d’histoire internationale et d’études politiques de la mondialisation de l’université de Lausanne, ces études montrent que, si la Suisse n’a jamais occupé directement de territoires, ses élites ont participé pleinement à l’expansion coloniale. Elles soulignent aussi le rôle décisif des capitaux accumulés par ce biais pour la construction de la Suisse moderne. Le chercheur, qui plaide pour une réinterprétation de l’histoire helvétique à l’aune de ce prisme colonial, a répondu aux questions du Courrier.
A quand remonte le mythe d’une Suisse libre et démocratique, construite en opposition à la fièvre impérialiste qui caractérise ses puissants voisins?
Bernhard Schär: En 1780, en pleine expansion coloniale européenne, l’historien Johannes von Müller publie un livre qui va populariser le mythe du Grütli. Il y fait remonter au Moyen-Age la fondation de la Suisse, qui n’est alors pas encore un Etat, et la présente comme le fruit de la lutte des paysans helvétiques pour la démocratie, et contre le pouvoir absolutiste des Habsbourg. Le travail intellectuel de Johannes von Müller est alors financé par Francis Kinloch, un ami proche qui réside en partie à Genève, dont la famille a accumulé une grande richesse via l’exploitation d’esclaves sur ses plantations de Caroline du Sud. Comme de nombreux autres savants de l’époque, dont Jean-Jacques Rousseau, l’historien bernois bénéficie aussi du soutien de nombreux patriciens suisses qui ont fait fortune dans le commerce transatlantique basé sur l’esclavage. Le mythe d’une nation libre de paysans et de bergers, imaginée pour la première fois par von Müller, est donc né en étroite relation avec la réduction à l’esclavage des populations d’origine africaine dans les plantations américaines. Et cela, bien avant la fondation de l’Etat suisse en 1848.
Quelles ont été les caractéristiques de l’imbrication helvétique à l’expansion coloniale?
La Suisse coloniale a pris de multiples visages – de la possession directe de plantations cultivées grâce au travail esclave à l’envoi de puissantes missions religieuses en Afrique et en Asie. Son émergence repose cependant sur deux piliers. Le premier est le commerce de mercenaires. Les grandes familles helvétiques vont massivement louer aux empires européens les services de jeunes hommes qui vont guerroyer à leur service. Si la majorité de ces mercenaires sont restés en Europe, certains ont aussi participé directement aux guerres coloniales.
Près de 7600 Suisses ont ainsi été enrôlés dans l’armée royale des Indes orientales néerlandaises.
«Au XVIIIe siècle, le canton de Berne va financer toute son infrastructure grâce aux bénéfices issus de la traite négrière» Bernhard Schär
Proportionnellement à la taille du pays, la Suisse a fourni le plus important contingent de soldats étrangers à cette armée fondée au XIXe siècle par les Pays-Bas, afin d’assurer leur emprise en Asie du Sud-est – et ce, avec une immense brutalité. Des scientifiques et planteurs helvétiques ont aussi participé à cette entreprise. Certains ont mis à profit cette expérience – et les revenus qu’ils en ont retiré – après leur retour au pays. C’est le cas d’un des fondateurs de la Suisse moderne. Originaire de Nidwald, Louis Wyrsch a servi dans l’armée coloniale à Borneo. Il y a vécu plusieurs années avec Ibu Silla, une habitante autochtone réduite à l’esclavage qui lui donnera trois enfants et lui sauvera la vie en le soignant après qu’il avait été gravement blessé à la guerre. De retour dans son canton, il profitera d’une généreuse pension versée par l’Etat hollandais, mènera une carrière politique et participera à la rédaction de la Constitution helvétique de 1848.
Quel est le deuxième pilier de cette Suisse coloniale?
Après avoir accumulé d’immenses richesses via le business des mercenaires, l’oligarchie helvétique va chercher de nouveaux débouchés pour ces capitaux. Dès le XVIIIe siècle, elle investit massivement dans l’économie transatlantique basée sur la traite d’esclaves, notamment via les bourses de Londres et Amsterdam. Des études ont montré qu’entre 1719 et 1830, des acteurs helvétiques ont contribué à la déportation de 170 000 esclaves africains – soit plus de 2% du nombre total d’esclaves asservis par les puissances européennes. La Suisse moderne a d’ailleurs figuré parmi les dernières nations favorables à l’esclavage, en défendant cette institution jusque dans les années 1860.
Quels bénéfices l’Etat suisse en formation en retire-t-il?
Les profits du commerce colonial et de la traite ont permis à une couche de grands banquiers, d’assureurs, d’industriels et de hauts-gradés d’accumuler une richesse incroyable. Ils vont aussi stimuler l’essor de la place financière, l’industrialisation du pays et le développement des cantons. Au XVIIIe siècle, Berne va réussir à financer toute son infrastructure grâce aux bénéfices issus de la traite négrière et des prêts aux différentes monarchies, sans même avoir à lever d’impôt!
Tout le monde n’a pourtant pas été gagnant en Suisse…
C’est dans les foyers précaires que les élites suisses recrutent les mercenaires loués à l’étranger. Certains de ces soldats ont ainsi pu subvenir aux besoins de leurs familles, voire même profiter de leur expérience coloniale au retour. Mais 50% de ces mercenaires sont morts en guerroyant pour le compte des empires. Les conséquences ont été aussi terribles pour leurs proches, notamment les mères et les sœurs restées au pays. Il faut rappeler que la majorité de la population helvétique a vécu dans la pauvreté jusque dans la première partie du XXe siècle.
La Suisse coloniale est donc loin de représenter une exception en Europe.
Dès le XVIIIe siècle, les élites helvétiques suivent un mouvement global: de nombreuses régions du continent, riches en capitaux et en savoir-faire, vont contribuer à l’essor des différents empires européens – britannique, français, hollandais, etc. Elles le font en les alimentant par un flux constant de capitaux, de mercenaires, de scientifiques et de marchands. Au-delà des conflits qui ont opposé les différents empires, l’Europe coloniale a aussi représenté un moment d’intense collaboration entre les différentes régions du continent.
Cette période a été marquée par le développement des théories racistes. La Suisse a-t-elle joué un rôle sur ce plan?
Des penseurs helvétiques comme Louis Agassiz et son ancien assistant Carl Vogt ont joué un rôle pionnier dans l’élaboration du «racisme scientifique». C’est aussi le cas de certains instituts d’anthropologie, comme ceux des universités de Genève et Zurich. Cette réalité est liée au fait que, dès le XVIe siècle, la Suisse devient un centre important pour la production et distribution des savoirs utiles à l’expansion européenne, et servant à légitimer cette dernière. L’essor des hautes écoles et universités en Suisse est donc aussi un produit de son histoire coloniale.
«TOUTE L’HISTOIRE SUISSE DOIT ÊTRE REPENSÉE»
Peut-on parler d’un impérialisme helvétique proprement dit?
Contrairement aux puissances impérialistes classiques, la Suisse n’a jamais colonisé directement de territoires. Ce sont des organisations privées – sociétés de négoce, sociétés de missionnaires, banques privées, réseaux militaires – qui ont joué un rôle de premier plan dans l’histoire coloniale helvétique, et pas un Etat centralisé s’appuyant sur une armée. La Suisse a pourtant participé très tôt, et de manière étroite, à l’expansion impériale de l’Europe. Les profits qu’elle en a retirés ont financé la création de nombreuses institutions – banques privées, jardins botaniques, musées, universités – qui existent encore aujourd’hui, et gardent les marques de ce passé colonial. Tout comme les discours et représentations racistes au sein de la société et de ses institutions, notamment politiques.
Cette histoire a longtemps été méconnue. Est-ce en train de changer?
Je pense que toute l’histoire suisse doit être remise en perspective à partir de cette dimension coloniale. Or les recherches sur la question restent rares, et un immense travail reste à réaliser. Les choses commencent cependant à bouger, comme le montrent les expositions consacrées à la question par d’importants musées. L’évolution démographique de la société helvétique, toujours plus mixte, ainsi que l’émergence de mouvements sociaux portant de nouvelles demandes, contribuent aussi à ce changement indispensable. Ce dernier est heureusement aussi à l’œuvre dans les universités, où le récit historique était jusqu’à présent contrôlé presque exclusivement par des hommes blancs. GZ
Source de l’image mise en avant : Aleks Marinkovic, sous licence Unsplash
Notes
| ↑1 | Lire à ce propos, entre autres:
Izabel Barros et Bernhard C. Schär: Un Patriciat impérial: Esclavage et réforme scolaire au 19e siècle entre Bahia et Berne. Traverse, 2024. https://revue-traverse.ch/article/un-patriciat-imperial-esclavage-et-reforme-scolaire-au-debut-des-relations-economiques-modernes-entre-la-suisse-et-le-bresil-ca-1780-1850/ Thomas David, Bouda Etemad, Janick Marina Schaufelbuehl: La Suisse et l’esclavage des Noirs. Antipodes, 2005. Sébastien Guex: Du pouvoir et du profit. Partie 3: impérialismes, colonialisme et négoce. Antipodes, 2021. Bernhard C. Schär: La Suisse de 1848 est la cocréation d’une femme colonisée. Sept, 2024: https://www.sept.info/colonialisme-wyrsch Marie-Luce Desgrandchamps et Damiano Matasci: Genève (Post)Coloniale. Les ambivalences d’une ville suisse et internationale. Georg, 2025. Isabelle Lucas: Un impérialisme électrique : un siècle de relations helvético-argentines (1890-1979). Antipodes, 2021. Fabio Rossinelli: Géographie et impérialisme de la Suisse au Congo entre exploration géographique et conquête coloniale. Presses universitaires suisses, 2022. |
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