Recherche | L’exil en héritage: quand la parentalité ravive l’histoire familiale
Manon Bourguignon, docteure en psychologie UNIL
Devenir parent ne va jamais de soi. Pour les enfants d’exilé·es, la parentalité ravive souvent une histoire familiale marquée par la violence et les silences. Dans une thèse* menée auprès de descendant·es chilien·nes exilé·es en Suisse, Manon Bourguignon, chercheuse en psychologie à l’Université de Lausanne, s’interroge : comment transmettre lorsqu’on devient parent et que son histoire a été fracturée par l’exil ? [Réd.]
Cet article figure dans le dossier désir d’enfant et de parentalité du numéro 204 de la revue. Le deuxième article de ce même dossier est une rencontre avec les créatrices de la BD Erika: Manon Bourguignon et Hélène Coignet-Clavenzani. Le troisième article est un témoignage sur le désir d’enfant freiné par l’exil.
Les dictatures latino-américaines ont profondément marqué le continent entre 1960 et 1990. Au Chili, après le coup d’État de 1973, la dictature de Pinochet pousse de nombreuses familles à fuir. Leurs enfants grandissent alors entre deux mondes, porteurs d’un héritage souvent indicible. Comment devenir parent lorsqu’on a grandi dans l’instabilité et que la mémoire familiale est marquée par la violence ? S’appuyant sur trente-cinq entretiens cliniques menés auprès de descendant·es de refugié·es politiques chilien·nes, cette recherche interroge l’impact de l’exil et de l’héritage traumatique sur la parentalité.
Devenir parent en exil
La parentalité engage de profonds remaniements identitaires. Elle implique de se positionner comme parent et enfant dans le maillage générationnel, et d’inscrire son enfant dans la lignée. Dans ce mouvement psychique complexe, des émotions parfois enfouies peuvent ressurgir. Si le fait migratoire ne modifie pas fondamentalement ce processus, l’exil le complexifie. Parallèlement à la perte de repères culturels, sociaux et familiaux, les parents exilé·es doivent composer avec de nouveaux modèles de parentalité. Devenir parent en exil peut ainsi être particulièrement éprouvant.
L’exil en héritage
La première génération ayant fui la dictature a souvent vécu une parentalité traversée par le déracinement et les traumatismes. Leurs enfants, devenu·es adultes, portent les traces de cette histoire. Les résultats montrent combien cet héritage traumatique a façonné leur rôle de parent. Cela se traduit par un sentiment de déracinement, de méfiance et d’insécurité, ainsi que par l’impression de devoir réparer le passé et réaliser les désirs de leurs parents. Beaucoup évoquent une inversion des rôles, la parentification étant fréquente chez les enfants d’exilé·es.
Parentalité défensive ou réparatrice
Si l’ensemble des participant·es ont finalement eu des enfants, un tiers ne souhaitait initialement pas en avoir : l’exil, la violence et l’absence de soutien affectif ayant laissé des traces qu’ils et elles craignaient transmettre. Derrière ce doute ou ce refus, se cachait souvent la crainte de faire revivre une histoire douloureuse, difficile à nommer à la nouvelle génération.

Les témoignages de cette thèse ont inspiré la bande dessinée Erika, sur la trace des silences, publiée aux Éditions Antipodes. Elle répond au souhait de mettre en image ces parcours marqués par l’exil et les enjeux que soulève la parentalité dans ce contexte. À travers le langage visuel et narratif, elle donne forme à des dilemmes souvent indicibles : comment grandir en exil avec des parents marqués par la violence d’État ? Comment s’imaginer parent quand l’histoire familiale est traversée de silences et de trous ? Et transmettre sans imposer la violence du passé ?
Devenu·es parents, ils et elles témoignent des tensions associées à ce double rôle. Pour certain·es, la parentalité offre un espace de réparation pour transformer les anciennes blessures et transmettre les racines et les valeurs du pays d’origine et d’accueil à leurs enfants. Pour d’autres, elle ravive les fantômes du passé, les conduisant à taire leur histoire familiale et privilégier leur intégration en Suisse, au prix de les couper de leurs racines.
L’importance du collectif
Comment expliquer ces différences ? Souvent, l’isolement ou les traumatismes personnels fragilisent la parentalité. En situation d’exil, celle-ci s’avère d’autant plus exigeante que les repères collectifs font défaut. Maintenir un lien avec la famille d’origine et faire partie d’une communauté en exil – culturelle ou politique – constitue alors une réelle ressource pour donner sens au passé, partager des expériences difficiles et trouver des points d’ancrage suffisamment stables. Ces observations résonnent bien au-delà du cas chilien, et concernent de nombreuses familles exilées pour qui la parentalité devient à la fois un lieu de mémoire, de transformation et de réinvention. La réalité des enfants en exil est un enjeu essentiel de la recherche en sciences sociales pour adapter au mieux leur prise en charge. Il est donc urgent de repenser nos dispositifs d’accueil pour répondre à leurs besoins, et d’appeler à des actions concrètes sur le plan socio-politique.
*Bourguignon, M. (2020), Les destins de l’héritage traumatique au cœur du processus de parentalité : à propos de la transmission entre les générations chez les descendants d’exilés politiques chiliens vivant en Suisse (Thèse de Doctorat, Université de Lausanne, Faculté des sciences sociales et politiques).
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