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Documentation

Session parlementaire | « Pas de regroupement familial en cas de mariage par procuration ». Position d’elisa-asile [25.4039]

Alors que la motion 25.4039, proposée par l’UDC — visant à interdire le regroupement familial en cas de mariage par procuration — sera discutée au Parlement le 10 décembre 2025, nous relayons ci-dessous le décryptage de Marc Baumgartner – directeur d’elisa-asile. Inscrite dans une offensive politique plus large contre les droits des personnes migrantes, cette intervention mobilise, selon l’auteur, un « discours fémonationaliste et anti-Musulman·exs » pour justifier une nouvelle restriction d’un droit fondamental : celui de mener une vie familiale. L’analyse éclaire les enjeux juridiques, politiques et symboliques d’une mesure qui prétend protéger, mais renforce surtout la stigmatisation et l’exclusion.

Les questions liées à l’asile et la migration reviennent fréquemment – si ce n’est systématiquement – sur la table des sessions parlementaires. Afin d’attirer l’attention sur les enjeux que peuvent soulever certaines motions déposées, asile.ch collabore avec diverses organisations pour proposer des analyses et décryptages des objets parlementaires. Tous les articles en question sont regroupés, sur notre site, sous le tag «session parlementaire».

Photo de kazuend sur Unsplash

Motion 25.4039 « Pas de regroupement familial en cas de mariage par procuration »: quand le pseudo-féminisme sert un agenda anti-Musulman·exs

Avec sa frénésie parlementaire autour des questions migratoires, l’UDC mène une offensive politique qui vise clairement à filtrer, contrôler et limiter la présence de certaines catégories de population en Suisse. Dans l’objectif de réduire la migration, de plus en plus de propositions ciblent le droit à la vie familiale, sans respect des droits fondamentaux et sans considération pour les personnes concernées ni pour les effets à long terme sur la société suisse. Lors des dernières sessions parlementaires, on a ainsi vu se multiplier les tentatives de restreindre, voire de vider de sa substance, le droit au regroupement familial, notamment pour les personnes admises à titre provisoire (permis F), ainsi que pour les réfugié·exs ou d’autres catégories de personnes étrangères déjà particulièrement atteintes dans leurs droits fondamentaux.

C’est dans cette séquence politique qu’il faut situer la motion 25.4039 déposée par la conseillère aux États Esther Friedli (UDC, SG), intitulée « Pas de regroupement familial en cas de mariage par procuration ». Elle ne tombe pas du ciel : elle fait écho à d’autres interventions qui visaient par exemple à relever l’âge minimal pour les conjoint·es, à abaisser drastiquement l’âge limite pour le regroupement des enfants ou encore à conditionner le droit au regroupement familial au remboursement préalable de l’aide sociale perçue. Toutes ces mesures ont en commun de transformer un droit fondamental – celui de mener une vie familiale – en un droit inaccessible de fait, en particulier pour les personnes relevant du domaine de l’asile.

Un discours fémonationaliste et anti-Musulman·exs

La problématique de la motion Friedli ne réside cependant pas uniquement dans son contenu juridique, mais surtout dans le registre discursif qu’elle mobilise. Elle s’inscrit pleinement dans ce qu’on peut appeler un discours fémonationaliste et anti-Musulman·exs. Le fémonationalisme désigne une stratégie politique qui consiste à instrumentaliser les violences faites aux femmes et les thèmes de l’égalité de genre à des fins racistes et xénophobes. Concrètement, des forces d’extrême droite se réapproprient un vocabulaire féministe – protection des femmes, lutte contre le patriarcat, émancipation – pour l’orienter presque exclusivement contre des hommes perçus comme étrangers, et surtout musulmans. Dans ce récit, la société majoritaire se présente comme déjà égalitaire et émancipée, tandis que « l’Autre », musulman, migrant, non européen, incarne le patriarcat à combattre.

En Suisse, cette dynamique s’inscrit dans un climat où des images ouvertement racistes font régulièrement partie des campagnes politiques et où un nombre croissant d’interventions parlementaires présentent « l’islam » comme une menace. Les votations sur l’interdiction des minarets ou sur l’interdiction de se dissimuler le visage ont montré à quel point il est devenu acceptable de faire trancher par la majorité les droits des minorités. Le genre y joue un rôle central : au nom de la protection et de l’émancipation des femmes, on justifie des mesures qui visent, dans les faits, à restreindre les droits de certaines catégories de personnes.

La motion 25.4039 adopte parfaitement ce schéma. Elle demande d’interdire d’office le regroupement familial lorsque le mariage a été conclu par procuration, c’est-à-dire en l’absence d’au moins un·e des époux·ses, qui est alors représenté·e par une personne mandatée. Dans son texte, la motionnaire ne fait même pas semblant de cacher la dimension culturaliste et fémonationaliste de son discours : elle postule que, dans les « cultures patriarcales » et les « pays islamiques », les mariages par procuration seraient très répandus. Elle présente comme typiques des situations qui, dans la réalité de notre travail quotidien, ne constituent que des cas rares et exceptionnels. Sans s’appuyer sur des données concrètes, elle suggère que des femmes seraient mariées par leurs proches à des personnes disposant d’un droit de séjour en Suisse, sans pouvoir se forger librement une opinion sur le mariage « selon nos normes ». Les femmes musulmanes y apparaissent comme des sujets sans autonomie, dépourvues de capacité de choix, réduites à un statut de victimes passives devant être « protégées » par l’État suisse (et par l’exclusion d’entrée sur son territoire, selon la logique paradoxale de Friedli).

À partir de ce cliché, la motion laisse entendre que ces unions, parce qu’elles seraient conclues dans un cadre culturel supposé patriarcal, ne seraient de toute façon pas stables après réunification en Suisse. Friedli désigne ensuite ce qu’elle présente comme les conséquences logiques de ces regroupements familiaux : surcharge pour la police, les foyers pour femmes, l’aide aux victimes, les services d’intervention, les autorités de poursuite pénale, et un poids pour les finances publiques.

Ce discours repose sur des stéréotypes grossiers et sur une confusion volontaire entre mariage par procuration et mariage forcé. Il amalgame une forme juridique de célébration – le fait de se marier par représentation – avec l’absence de consentement, sans se soucier des situations concrètes, par exemple celles de couples séparés par la guerre, l’exil ou des frontières difficiles à franchir. Or, le droit suisse actuel offre déjà des outils précis pour traiter les situations problématiques, sans qu’il ne soit nécessaire d’introduire une interdiction générale. 

À titre d’exemple concret, elisa-asile accompagne actuellement une personne qui a dû fuir son pays en urgence et laisser son partenaire, alors que leur mariage était déjà prévu. La célébration n’a pas pu avoir lieu avant la fuite, et le couple a finalement pu se marier par procuration. Une configuration de ce type serait désormais exclue de toute procédure de regroupement familial. 

Un projet juridiquement inutile, politiquement stigmatisant

S’agissant de la reconnaissance des mariages célébrés à l’étranger, le droit international privé suisse prévoit qu’un mariage valablement contracté à l’étranger est en principe reconnu, sauf s’il contrevient de manière manifeste à l’ordre public. Le mariage par procuration est une modalité de célébration prévue et encadrée par le droit de certains États. La jurisprudence et la doctrine sont claires : un mariage par représentation ne viole pas en soi l’ordre public, pour autant que les époux considèrent cette union comme le fondement de leur vie conjugale et que la procuration repose sur un consentement libre et valable (me (JICRA 2006/7 consid. 4.7; Illes, Ruedi, in : Caroni/Gächter/Thurnherr [Hrsg.], Handkommentar AIG, 2024, Art. 85 N 26). 

Les autorités disposent d’un arsenal suffisant pour refuser les cas où le mariage est manifestement forcé, frauduleux ou conclu dans le seul but d’obtenir un titre de séjour. Le fait qu’un mariage soit célébré par procuration ne dit rien, en soi, de la relation entre les époux·ses – ni de sa qualité, ni de sa durée : nombre de mariages par procuration concernent des personnes qui entretiennent une relation depuis de nombreuses années. Il n’existe objectivement aucune raison de considérer que ces mariages seraient davantage sujets à des « abus » que ceux célébrés en présence des deux époux·ses. Dans tous les cas, il appartient déjà aux autorités de vérifier si le mariage est valable et repose sur un consentement libre; le système actuel prévoit donc déjà les instruments nécessaires pour contrôler d’éventuels « abus ». Introduire une interdiction générale du regroupement familial pour tous les couples mariés par procuration reviendrait à frapper indistinctement des situations très diverses, y compris des unions où les deux personnes ont consenti librement et souhaitent simplement rejoindre leur partenaire. 

Une telle interdiction automatique constituerait une atteinte particulièrement lourde au droit au respect de la vie familiale, garanti notamment par l’article 8 de la CEDH. En supprimant toute possibilité d’examen individuel, elle ignorerait la réalité des relations, la présence éventuelle d’enfants, la durée de la vie commune à distance et les motifs concrets pour lesquels le mariage a été conclu par procuration. Limiter le regroupement familial sur la base de la présupposition générale selon laquelle, lors d’un mariage par procuration, la liberté personnelle et le droit à l’autodétermination des personnes concernées seraient nécessairement fortement restreints ne saurait être considéré comme proportionné. Une mesure aussi radicale est, de ce fait, difficilement compatible avec le principe de proportionnalité. 

Là où il existe réellement un problème de consentement ou de contrainte, le droit permet déjà de refuser la reconnaissance du mariage ou le regroupement familial. L’effet principal de la motion se situe ailleurs : dans la stigmatisation renforcée des Musulman·exs, présenté·exs comme porteur·euses d’un patriarcat étranger et menaçant, et dans la légitimation d’une hostilité croissante envers cette minorité.

En ce sens, la motion Friedli constitue un exemple typique de fémonationalisme : au nom des droits des femmes, on justifie une nouvelle restriction d’un droit fondamental pour certaines catégories de personnes migrantes, en particulier musulmanes, tout en alimentant un climat islamophobe en Suisse. Loin de protéger les femmes, ce type de politique renforce surtout la capacité de l’État à contrôler, exclure et hiérarchiser les vies, en décidant quelles familles ont le droit d’exister et lesquelles peuvent être sacrifiées sur l’autel de l’agenda politique.

Marc Baumgartner – directeur d’elisa-asile