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Notre regard

Regards croisés | Ce que l’attente fait aux réfugié·es

Les personnes qui arrivent en Suisse doivent pouvoir être rapidement fixées sur leur sort. Tout le monde s’accorde sur ce point et telle était la promesse de la restructuration du domaine de l’asile introduite en mars 2019, prévoyant une accélération des procédures. Vivre Ensemble s’est régulièrement fait l’écho des écueils du dispositif, pesant essentiellement sur les épaules des requérant·es d’asile: délais insuffisants pour produire des éléments de preuve, procédures bâclées conduisant à introduire des recours allongeant ces procédures. Du côté des autorités d’asile, aucun délai contraignant pour rendre une décision. La politique consistant à prioriser, dans le traitement des demandes, les nationalités ou profils pour lesquels un refus est a priori considéré comme probable implique que celles et ceux qui pourraient obtenir une protection se retrouvent en attente d’une audition, d’une décision, d’une certitude. Nathalie Diaz-Marchand, psychologue et psychothérapeute et Zahra Ashouri, interprète communautaire, sont témoins de ce que ce maintien dans les limbes produit chez les personnes qu’elles accompagnent. (réd.)

UN TEMPS SUSPENDU, SANS POSSIBILITÉ DE SE PROJETER

En des temps ordinaires, l’attente d’un événement rêvé est douce et délicieuse. On patiente, on se réjouit, on sait que cette légère frustration n’est que passagère et que bientôt, on obtiendra satisfaction. Mais lorsqu’elle se prolonge, l’attente devient source d’inquiétude: on commence à s’interroger, à douter, et on s’impatiente. Elle se transforme en cauchemar lorsqu’elle dure encore et encore. Elle ronge de l’intérieur.


Les personnes qui arrivent en Suisse afin d’y demander l’asile sont souvent confrontées à cette incertitude qui n’en finit pas. Après un périple généralement long et dangereux, elles ouvrent leurs valises avec confiance, convaincues de pouvoir enfin se poser et se reposer. Celles que je ren- contre dans le cadre de ma consultation, à Appartenances, ont dû déchanter. Le rejet de leur demande d’asile les a plongées dans un nouveau périple, administratif cette fois-ci, long, très long: recours, nouvelle attentederéponse,nouveaurecours,attente encore… La confiance s’effrite, le mal-être s’installe et s’ajoute aux souffrances déjà présentes. Le temps est suspendu, la vie mise entre parenthèses; pas de projet possible. Comment penser l’après lorsque vivre le présent devient une gageure ?


E. est arrivée fatiguée mais pleine d’espoir en Suisse, «pays des droits de l’Homme» dans son imaginaire. Convaincue que, après tout ce que sa famille et elle avaient enduré, elle allait enfin pouvoir reconstruire sa vie. Une première réponse, négative, à la demande d’asile. Un recours, en bonne et due forme, et depuis, l’attente. La confiance qui s’étiole, la joie à l’arrivée qui s’en va, l’incompréhension, la peur, la tristesse, la frustration, la colère qui prennent place, s’insèrent sournoisement dans le cœur et dans l’esprit.

En tant que psychothérapeute, je suis là pour accompagner cette dame, pour l’aider à se reconstruire. Panser le passé, rêver un futur. J’avais d’ailleurs imaginé cet article avec elle. Une réflexion à trois voix (la sienne, celle de l’interprète et la mienne), une façon aussi de la mobiliser sur « quelque chose ». Elle s’était dite intéressée, mais le temps passant, il devenait clair que ce projet n’allait pas pouvoir se réaliser avec elle. Ses priorités et préoccupations étaient totalement ailleurs et ne laissaient la place à rien d’autre qu’à l’angoisse liée à sa situation d’attente. C’est alors à une dégringolade que j’assiste, physique et psychique, de Mme E. et je me sens impuissante face à la machine bureaucratique. Un quotidien voué à l’absurde, n’autorisant plus aucun rêve de vie non pas meilleure, mais ordinaire, simplement.

NATHALIE DIAZ-MARCHAND – Appartenances Genève

RÉVEIL D’ANGOISSES PASSÉES ET D’UNE VIE QU’ON A FUIE

Pour moi, l’attente évoque l’expression « avoir un œil sur la route ». Il existe sans doute d’autres définitions, mais avoir un œil sur la route me parle plus. Nous connaissons tous cette notion.

En tant qu’interprète communautaire, je vois comment l’attente est vécue différemment par les personnes que j’accompagne, ses conséquences sur la gestion de leur vie et sur leur santé. Quelquefois l’attente est paralysante! La culture et l’éducation peuvent- elles la rendre plus facile ou difficile ? Quels sont les autres facteurs importants dans la compréhension de cette notion? Pourquoi certaines personnes la vivent-elles très douloureusement ?

Je fouille dans mon passé, celui du peuple afghan, et je vois que pendant longtemps, l’attente était identique à la souffrance, à la douleur et à la perte. Cela s’étend sur plusieurs générations. Durant les guerres civiles, les hommes disparaissaient alors qu’ils n’étaient membres d’aucun parti politique. Les proches attendaient leur retour avec crainte. Puis, soit leurs corps étaient retrouvés, soit les hommes revenaient vivants, mais torturés, traumatisés et sidérés. Ou, dans les années difficiles, ils par- taient à l’étranger sans en informer quiconque. Leurs familles n’apprenaient la nouvelle que quelques mois plus tard ! Les attentes de ces jeunes filles, femmes enceintes, mamans et des petites filles et garçons ayant leurs enfants ou leurs pères sur les dangereux chemins de l’exil se sont rarement bien terminées.

Imprégnée par la mort, l’échec, la séparation, la perte, l’attente n’est que les yeux en larmes et les cœurs lourds.

Dans ma carrière d’interprète, j’ai pu voir l’agitation excessive d’une mère afghane réfugiée face à l’attente de retrouvailles avec son enfant mineur, resté seul en Iran en raison des temps difficiles vécus sur le parcours. Cette mère vit très durement cette séparation. Après avoir passé une année et quelques mois sur la route, elle arrive en Suisse et dépose sa demande d’asile. Elle reçoit un permis F, qui ne lui donne pas le droit au regroupement familial immédiat. Elle doit attendre 2 à 3 ans pour pouvoir déposer une demande de réunification avec son fils, et les conditions ne sont ni faciles ni atteignables rapidement (apprendre la langue et être indépendant·es financièrement). Et si l’enfant devient majeur au moment où toutes les conditions sont remplies, le regroupement familial ne sera plus possible. Pour cette mère, l’attente signifie la séparation, comme celle que ses grands-mères ont connue !

J’ai aussi vu une jeune fille très angoissée et pressée d’atteindre ses objectifs d’étude. Les propos de sa psychologue, lui disant qu’elle a le temps, que mettre quelques années de plus que les autres jeunes de son âge est normal, sont très difficilement acceptables. Elle ne peut et ne veut plus attendre ! Elle qui dès ses sept ans, alors qu’elle aurait dû aller à l’école comme les autres enfants de son âge, n’a pu le faire, car elle était une Afghane sans droits en Iran ! Les années d’attente sont installées en elle et se sont prolongées. Elle est épuisée et se sent vieille.

Pour cette jeune et cette mère, la Suisse aurait pu mettre fin à l’attente. Mais non, elle est là et pèse très lourd, car quelque part, elle signifie la fin de beaucoup de rêves. Ceux que les gens se créent autour d’un paradis occidental vanté par les publicités, ceux qui servent de porte de sortie aux gens noyés dans tant de problèmes ou de dangers. Souvent les personnes rêvent à la sécurité sans imaginer les conditions d’asile qui leur seront faites. Il semblerait que l’attente continue de se définir comme fatalité et souffrance et contraint les personnes réfugiées en Suisse à garder éternellement un œil sur les chemins.

ZAHRA ASHOURI – Interprète communautaire de la Croix-Rouge genevoise


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