Livre | Les naufragés. L’odyssée des migrants africains
Ce livre bouleversant mais nécessaire réunit les témoignages de plusieurs dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants originaires d’Afrique de l’Ouest, arrivés en Europe après la chute de Khadafi en 2011. Il est le résultat d’un long et rigoureux travail d’interviews mené par Étienne Dubuis, journaliste au quotidien Le Temps. Son objectif : « donner la parole à ces personnes dont on parle beaucoup, toujours en chiffres et en problèmes qu’elles posent, mais qu’on écoute très peu ». Les exilés en provenance des pays de l’ouest-africain sont particulièrement victimes de la fausse image du « réfugié économique ». Mais que connais- sons-nous de leurs trajectoires humaines, des raisons et des vécus qui les ont contraints à partir une première fois, puis à s’exiler à nouveau depuis d’autres pays, en prenant des risques démesurés ? Les récits que nous découvrons dans « Les Naufragés » apportent bien des réponses.
En automne 2016, Étienne Dubuis se rend en Italie pour deux mois. Rencontrer les réfugiés à l’endroit même où ils arrivent en Europe, leur prêter une écoute alors que les événements liés à leur exil sont encore si prégnants dans leur corps et leur mémoire lui paraît une approche indispensable pour saisir au mieux les réalités. Il choisit comme point d’attache la ville de Catane, grand carrefour migratoire.
L’intérêt de l’ouvrage réside notamment dans l’explicitation de la démarche du journaliste, qui fait l’objet du chapitre introductif. Il y relate avec précision et volonté de transparence sa première immersion, comment son projet prend progressivement forme, le déroulement des entretiens, la phase d’enregistrement et de prise de notes, sa réflexion sur la façon de retranscrire les récits, les écueils qu’il a fallu dépasser. On sent dans sa démarche un souci de rigueur, mais aussi de respect et d’ouverture à l’autre.
On comprend également combien l’approche des personnes concernées est délicate, exige la création d’un rapport de confiance réciproque. Ne se confiera que celle ou celui qui aura le sentiment que sa parole sera comprise, restituée fidèlement. Dans cette démarche, la préparation des entretiens exige de créer des liens, un réseau avec les professionnels impliqués dans l’accueil des personnes déracinées, mais aussi un travail de recherche documentaire préalable.
UNE DIVERSITÉ DE REGARD
Au-delà du premier chapitre consacré aux motifs de départ depuis les pays d’origine, l’essentiel du livre concerne « l’après », c’est-à-dire ce qui se passe sur les routes migratoires, leur dangerosité, comment les réfugiés s’y retrouvent piégés.
Aux différentes phases de ces périples (traversée du Sahel, puis du désert, arrivée au Maghreb et en Libye, drames de la mer), les interlocuteurtrices parlent de leur vécu. Les témoignages ne sont donc pas rapportés en suivant l’histoire individuelle de chaque personne migrante, mais ils sont regroupés pour éclairer ces épisodes. C’est ce foisonnement de récits, cette diversité des regards qui contribuent à fournir une description très détaillée et convaincante des terribles conditions et tragédies de ces parcours, semblables et singuliers à la fois.
Corruption, fausses promesses de possibilité d’exil, rançonnement des voyageurs par des policiers et passeurs sans scrupules, banditisme, trafic d’êtres humains, nous sommes loin d’ignorer ces sombres faits. Mais jusqu’où réalisons-nous l’immense business du désert et l’enfer de sa traversée ? Mesurons-nous l’ampleur des emprisonnements et tueries en Libye, les travaux forcés revenant de fait à une pratique d’esclavage ? Savons-nous que beaucoup de ces êtres privés de liberté, jamais payés, sont un jour remis à des passeurs et forcés à monter sur des bateaux pneumatiques surchargés, alors que leur intention n’était pas toujours de partir en Europe ? Que reste-t-il de l’image du migrant africain choisissant de son plein gré de prendre la mer ?
À PROPOS DES MOTIFS DE PROTECTION
Le recueil de témoignages réalisé par Étienne Dubuis est incontestablement une précieuse source d’information pour approfondir les réalités de l’exil d’aujourd’hui. Et doit nous inciter à faire pression sur les politiques d’asile afin que les maltraitances subies sur les routes de l’exil soient prises en compte comme motifs fondés de protection.
DANIELLE OTHENIN-GIRARD