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Documentation

Incendie des Tattes | Condamnation d’individus, acquittement des structures responsables

Après plusieurs années d’enquête, le Ministère public genevois a clos l’enquête sur l’incendie qui avait fait plusieurs victimes et un mort au foyer des Tattes à Genève en 2014. Il désigne deux agents de sécurité et deux résidents du foyer comme coupables, pour incendie par négligence pour ces derniers et d’omission de prêter secours pour les premiers. Les autorités publiques, l’Hospice général et la société Protectas sont innocentées par l’exclusion de tout lien direct entre les manques de formation, d’infrastructures adéquates et le tragique événement. Les avocat.es des plaignants et la société civile contestent cette lecture qui rend coupable des individus ayant dû faire face à la panique, plutôt que des institutions. Solidarité Tattes a publié un communiqué qui exprime la colère de voir des individus condamnés, et non pas les « vrai.es responsables ».

L’article de Rachad Armanios « Incendie des Tattes : les autorités hors de cause »  a été publié le 13 avril dans le quotidien le Courrier.  Nos reproduisons cet article grâce avec l’aimable accord de la rédaction. Le soutien à la presse indépendante est important pour qu’une pluralité des médias reste possible.

Solidarité Tattes a publié un communiqué en réaction à la décision du Ministère public le 15 avril «  Le Ministère public et l’incendie des Tattes ou la justice au service des plus forts »

Incendie des Tattes: les autorités hors de cause

Rachad Armanios, Le Courrier, 13 avril 2021

Le Ministère public a bouclé l’enquête sur le dramatique incendie du foyer des Tattes de 2014. Il renvoie deux résidents et deux agents de sécurité devant le Tribunal de police.

Le Ministère public a désigné deux résidents et deux agents de sécurité coupables de plusieurs infractions lors de l’incendie du foyer pour requérants d’asile des Tattes survenu dans la nuit du 16 au 17 novembre 2014 à Vernier. Il classe en revanche la procédure concernant un troisième agent et exclut toute poursuite contre l’État, l’Hospice général ainsi que Protectas.

L’acte d’accusation, révélé par la Tribune de Genève, pointe C. B., un résident algérien, comme étant à l’origine du sinistre. Il devra répondre devant le Tribunal de police d’incendie par négligence. Et d’homicide et lésions corporelles, toujours par négligence. Deux accusations portées aussi contre deux agents de sécurité, F. L. et M. M., qui devront également répondre d’omission de prêter secours. Une omission encore reprochée à un deuxième résident, O. A.

Que s’est-il passé cette nuit funeste? C. B. a invité O. A et deux autres pensionnaires dans sa chambre au rez du bâtiment I du foyer, cuisinant au moyen d’une plaque électrique alors que le règlement l’interdit. Les hommes ont abondamment fumé, là encore en infraction des règles, et le cendrier a plusieurs fois été vidé dans une poubelle en plastique. A 0h23, une fois ses convives partis, le pensionnaire se rend dans la zone wifi du bâtiment. Deux minutes plus tard, des premières fumées s’échappent par la porte verrouillée, sans que l’enquête ne puisse déterminer la cause entre la plaque ou d’éventuels mégots mal éteints. O. A, dans les parages par hasard, tente en vain d’ouvrir la porte et, selon l’acte d’accusation, décide de quitter les lieux sans prévenir personne afin de ne pas être inquiété pour avoir fumé en chambre.

Évacuation tardive

Lorsque l’alarme incendie s’enclenche automatiquement, F. L., seul agent dans le bâtiment, qui est par ailleurs pompier volontaire en France voisine, se rend sur place et constate fumée, chaleur et odeur de brûlé. Il retourne dans la loge pour appeler le troisième agent du foyer, N. Z., qui a les clés des portes coupe-feu. Puis il appelle le 118 et déclenche la sonnerie d’évacuation. C’est ensuite que, selon le Parquet, il contrevient aux procédures en ne faisant pas immédiatement évacuer les résidents.

Au lieu de cela, il demande à N. Z. de l’accompagner, tous deux munis d’un extincteur, jusqu’à la porte de la chambre, qu’il fracasse bien qu’il ait constaté que la poignée était chaude. Son collègue, lui, monte au premier pour évacuer les pensionnaires. Pendant ce temps, F. L. échoue à éteindre les flammes et sort rapidement du bâtiment pour reprendre sa respiration. Car l’ouverture de la porte a propagé une épaisse fumée dans le couloir.

En 2011, un incendie avait déjà provoqué une panique et des défenestrations

Une fois dehors, il retente le coup avec un nouvel extincteur et accompagné cette fois du second agent incriminé, arrivé depuis un autre bâtiment. Il avance, accroupi, dans le couloir enfumé pendant que son camarade maintient ouverte une porte coupe-feu, mais ils renoncent en raison de la chaleur intense. L’opération dure une minute durant laquelle la fumée se propage dans la cage d’escalier, unique chemin de fuite.

Appel d’air

Au lieu de confiner le feu, ces deux agents ont provoqué un appel d’air, propageant la fumée. Pour le Parquet, ils ont ainsi causé le décès d’un résident. Pris de panique, ce dernier quitte sa chambre et descend par la cage d’escalier, puis tente de remonter en raison de la fumée venant du rez. Mais il ne peut quitter la cage d’escaliers, car il n’a pas pris la clé de sa chambre qui ouvre les portes coupe-feu. En cas d’incendie, elles se verrouillent dans le sens inverse du chemin de fuite, ce dont personne n’avait conscience. Il décède, intoxiqué au monoxyde de carbone. Un autre résident est piégé de la même manière mais sera sauvé par les pompiers. Aux étages (il y en a trois sur rez), la panique se propage, 40 pensionnaires sautent par les fenêtres ou chutent en tentant une désescalade. Au moins treize personnes se blessent – fractures au dos, vertèbres, bras, clavicule… Un homme perd l’usage de ses jambes, un autre souffre d’une paraplégie partielle.

«C’est un scandale»

Dans une ordonnance de classement partiel, le Ministère public disculpe le cinquième prévenu, soit l’agent de sécurité N. Z., qui n’a pas causé la propagation de la fumée et a rapidement fait évacuer des résidents.

Quant à l’employeur des agents, Protectas, malgré un manque de formation en cas d’incendie, le Parquet refuse toute poursuite à son encontre. Pour la procureure Anne-Laure Huber, il n’est pas établi qu’une meilleure formation aurait empêché les conséquences dramatiques de l’incendie.

Pas de lien direct

Quant à l’Etat, il ne peut être tenu pour responsable des blessures et du décès. Certes, en 2007, il a classé les Tattes en catégorie «habitation» et pas «hébergement» – exigeant des mesures de sécurité incendie moindres. Certes, en 2017, l’expertise vaudoise commandée par la justice a estimé cette classification non conforme, notamment car les pompiers n’avaient pas les clés pour les portes coupe-feu. Certes, une autre classification en 2007 aurait peut-être évité tout ou partie des conséquences du drame de 2014. Mais, tranche le Parquet, cette décision administrative n’était pas illégale et il n’est pas possible d’établir un lien pénal direct entre elle et les conséquences concrètes d’un incendie intervenu sept ans plus tard.

Que dire du rôle de l’Hospice général, du flou dans ses consignes, des défaillances techniques? Des améliorations n’auraient pas empêché les conséquences du drame, car celles-ci sont multifactorielles, affirme la procureure. En particulier, elles sont dues à un mouvement de panique général de pensionnaires qui n’ont pas respecté les consignes de confinement données depuis l’extérieur par les pompiers, la police et les agents.

Cette lecture est contestée par les avocates de plusieurs plaignants, qui ont fait appel devant la Chambre de recours contre l’ordonnance de classement, en demandant que l’Hospice et son responsable sécurité incendie soient poursuivis. Pour Laïla Batou et Sophie Bobillier, qu’il s’agisse d’une école ou d’un lieu d’hébergement collectif, mettre en place des mesures pour prévenir tout mouvement de panique découle du bon sens. Pourtant, en décembre 2011, un incendie de chambre avait déjà provoqué une panique et des défenestrations dans un autre bâtiment des Tattes. Mais en 2014, les résidents n’avaient toujours aucune idée de l’attitude à adopter ou des délais rapides d’intervention des pompiers en Suisse.

«Scandaleux»

Viviane Luisier, de Solidarités Tattes, juge «scandaleux» de disculper l’Etat, l’Hospice et Protectas. «L’Hospice fermait les yeux sur l’usage de plaques électriques qui était monnaie courante en raison du manque de cuisines collectives, sachant qu’il y avait surpopulation dans ce foyer hors de contrôle.»

Le respect des prescriptions légales, dans ce contexte, n’est pas déterminant, concluent les avocates, mais bien les «circonstances de fait» qui auraient dû conduire à des mesures urgentes. «Le bâtiment n’était pas aux normes», réagit, dans la Tribune de Genève, Gabriel Raggenbass, avocat de l’agent ayant fracassé la porte. Il juge «regrettable de chercher à sanctionner un agent qui a immédiatement cherché à éteindre l’incendie, et auquel on reprocherait très certainement son inaction si une personne s’était trouvée piégée par le feu dans la chambre». Le résident à l’origine de l’incendie conteste les accusations. RA