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Notre regard

Femmes et travail | Un triple plafond de verre

Au départ, il y avait une démarche altruiste. Celle d’une femme qui souhaitait à la fois favoriser l’insertion professionnelle d’une autre femme réfugiée et féminiser le secteur encore majoritairement masculin dans lequel elle travaille. Une seule rencontre avec Montaha Jaafar aura suffi à convaincre Julie Rieger que quelque chose était possible. La volonté conjuguée des deux femmes a réussi à briser le triple plafond de verre qui pénalise les femmes en situation d’exil : le statut, le genre, et l’accès à un emploi considéré comme masculin. La jeune femme, Kurde de Syrie est de plus parvenue à éviter une déqualification, un fait rare au regard des chiffres généraux sur l’insertion professionnelle des personnes issues de l’asile, a fortiori les femmes.

Montaha Jaafar : une ingénieure qui ouvre des portes fermées

Originaire d’Afrin, Montaha Jaafar est diplômée en ingénieurie électronique à l’université d’Alep. Elle travaille durant 8 ans au sein de la banque centrale de Syrie où elle finit par occuper le poste de cheffe du départementdelasécuritéinformatique.En 2016, elle fuit la guerre et se réfugie d’abord au Liban où elle travaille comme caissière dans un supermarché puis comme comptable au sein d’une entreprise de pièces détachées pour voitures. Le contexte difficile dans le pays la pousse à rejoindre en 2018 ses deux frères qui vivent en Suisse.

Dès son arrivée, elle met tout en œuvre pour retrouver un emploi correspondant à son expérience. Elle entre en contact avec l’association Découvrir, qui accompagne les femmes diplômées dans leurs démarches d’insertion professionnelle. Celle-ci l’aide à faire reconnaître son diplôme d’ingénieure. Se doutant qu’un diplôme suisse sera davantage reconnu, Montaha s’inscrit au programme Horizon académique* et débute un master en Management de la sécurité des systèmes d’Information à la Haute école de gestion. C’est selon elle un moyen de renforcer ses chances et aussi de « prouver qu’[elle est] capable ».

Quels obstacles à l’embauche des réfugié·es?
Parce que les fausses représentations
peuvent également freiner l’accès à l’emploi,
Vivre Ensemble travaille à une publication
destinée aux acteurs du marché du travail en
vue de déconstruire quelques idées reçues.

C’est à la fin 2019 qu’elle rencontre Julie Rieger. Celle-ci est responsable de l’unité Infrastructure au sein du Service des systèmes d’information et de communication de la Ville de Genève. Auparavant, elle travaillait dans la finance. Ce secteur internationalisé l’a amenée à occuper des postes dans différents pays et à collaborer avec de nombreuses entreprises étrangères. Une ouverture qui aide, selon elle, à dépasser certaines idées reçues liées au monde du travail, notamment en ce qui concerne la reconnaissance des formations étrangères.

À son retour en Suisse, Julie Rieger veut s’engager pour l’insertion professionnelle des personnes issues de l’asile et s’inscrit au programme de coaching organisé par l’Hospice général. C’est une personne rencontrée dans ce cadre qui la met en contact avec Montaha Jaafar. Il ne faudra qu’une rencontre, et deux heures de discussion, pour qu’elle soit convaincue que la jeune femme pourrait travailler au sein de son équipe à la Ville de Genève. Elle le lui propose et après un deuxième entretien organisé avec les chefs de service et des ressources humaines, Montaha est engagée comme chargée de mission pour 6 mois en tant qu’ingénieure informatique. Elle est encore au bénéfice d’un permis N (procédure d’asile en cours). Montaha est la première demandeuse d’asile à avoir été engagée par la municipalité. Elle y fera ses preuves: en 2022, après deux renouvellements de contrat, un poste à durée indéterminée spécialement lié aux développements qu’elle a mis en place lui est proposé.

Manque de compétences ? Ce que disent les chiffres

Sources des données: Office fédéral de la statistique (OFS) 2020

La norme de la déqualification

L’histoire de Montaha Jaafar fait figure d’exception par le simple fait que cette dernière a réussi à décrocher un emploi qui correspond à son domaine de formation et son expérience. «Selon l’Office fédéral de la statistique, les personnes immigrées en Suisse, originaires de pays hors UE et AELE sont trois à quatre fois plus souvent concernées par le phénomène de la déqualification que les Suisses, et cela alors même que la part des personnes hautement qualifiées parmi les personnes immigrées en Suisse ne cesse de croître (62% parmi celles arrivées en Suisse depuis 1995 auraient achevé une formation élevée) »[1]Croix-Rouge Suisse, « Déqualifiés ! Le potentiel inexploité des migrantes et des migrants en Suisse, Analyse, portraits et recommandations », 2012.

Photo: Pawel Chu, Unsplash

Les études montrent que ce phénomène touche particulièrement les personnes issues de l’asile. Il se renforce en fonction de la précarité du statut de séjour: «Avec un permis de séjour N ou F [requérant-es d’asile et personnes admises à titre provisoire], le risque de suréducation [le fait qu’une personne exerce une activité moins qualifiée ou rémunérée que son niveau d’instruction permettrait de l’envisager] est 20 fois plus élevé que lorsqu’on a la nationalité suisse.»Les femmes subissent plus fortement la déqualification que leurs homologues masculins de même statut de séjour[2]Ibid. ; Riaño, « Understanding brain waste : Unequal opportunities for skills development between highly skilled women and men, migrants and nonmigrants », 2021.

Le parcours de Montaha Jaafar force d’autant plus l’admiration qu’elle est parvenue à éviter la déqualification en s’insérant dans un domaine majoritairement masculin et alors même qu’elle n’avait pas encore reçu de décision à sa demande d’asile. À quoi s’ajoute le fait que le secteur public reste plus discriminant pour les personnes étrangères que le privé: en 2019, le taux de ressortissant·es d’États tiers actifs·ves dans le privé est de 8,2 % pour 70,2 % de Suisse·sses, contre 4,3 % pour 82,4 % de Suisse·sses dans le public.

Elisa Turtschi

La rencontre comme moyen de surmonter les obstacles

L’histoire de Montaha et Julie témoigne de l’importance de la rencontre. C’est elle qui permet notamment de dépasser les préjugés qui restent, selon une étude de l’OCDE[3]OCDE & HCR, « Coopérer avec les employeurs pour promouvoir l’emploi des réfugiés », 2018, un obstacle important pour l’accès à l’emploi des personnes issues de l’asile. « Les difficultés à trouver un emploi peuvent être en partie liées au fait que les gens ne connaissent pas les pays d’où l’on vient. Ils ne connaissent la Syrie que par la guerre, mais ils ne savent pas qu’il s’y trouve aussi des universités », corrobore Montaha.

L’idée selon laquelle les personnes en demande d’asile ne seraient pas ou peu qualifiées est parfois renforcée par les « trous » laissés par le chemin de l’exil sur les CV ou par le fait que le format de ce document-vitrine n’est pas adapté à des parcours considérés comme atypiques. Julie explique ainsi qu’elle n’aurait pas embauché Montaha sur la seule base de son CV : « Il n’était pas du tout adapté, n’avait pas de contenu. C’est quand je l’ai rencontrée que j’ai découvert tout ce qu’elle avait fait ! »

Leur récit pose aussi la question de l’accompagnement par les structures responsables de l’insertion. Nombreux sont les témoignages qui font état d’un manque de soutien, voire de tentatives de découragement de la part d’assistant·es sociaux·ales mis·es sous pression pour faire sortir les gens au plus vite de l’aide sociale. Une logique qui pousse à la déqualification, voir oblige à une réorientation complète : « Une fois qu’elles séjournent en Suisse, les personnes admises à titre provisoire et reconnues réfugiées sont, indépendamment de leurs compétences acquises préalablement et leur savoir, orientées vers des domaines de formation et de travail déterminés qui ne correspondent en rien ou très peu aux connaissances acquises dans le pays d’origine.»[4]UNHCR, « Intégration sur le marché du travail : Le point de vue des réfugiés et des personnes admises à titre provisoire en Suisse », 2015. Montaha Jaafar raconte ainsi comment son assistante sociale a voulu la dissuader de poursuivre des études au motif qu’elle pouvait déjà trouver un emploi dans un secteur moins qualifié. « Avec un seul mot, elle a effacé toutes mes années d’expérience», résume-t-elle.

ET


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Notes
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1 Croix-Rouge Suisse, « Déqualifiés ! Le potentiel inexploité des migrantes et des migrants en Suisse, Analyse, portraits et recommandations », 2012
2 Ibid. ; Riaño, « Understanding brain waste : Unequal opportunities for skills development between highly skilled women and men, migrants and nonmigrants », 2021
3 OCDE & HCR, « Coopérer avec les employeurs pour promouvoir l’emploi des réfugiés », 2018
4 UNHCR, « Intégration sur le marché du travail : Le point de vue des réfugiés et des personnes admises à titre provisoire en Suisse », 2015