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Notre regard

Retour d’Erythrée | Un témoin pour faire bouger les lignes?

Rentré au pays et torturé, Yonas[1]Prénom d’emprunt. Yonas craint en rendant son récit public des répercussions pour sa famille au pays réussit à revenir en Suisse pour obtenir protection

Il y a deux ans, une équipe de journalistes (Republik, Reflekt, SRF) s’était rendue en Éthiopie pour décrire les conditions de vie de requérant·es d’asile débouté·es de Suisse. En était ressorti un reportage en trois volets décrivant les persécutions dont faisaient l’objet ces retourné·es (voir Érythrée | « Retour en dictature ». Enquête sur la pratique suisse). Aujourd’hui, l’un d’eux a réussi à revenir en Suisse et à y obtenir protection. Il raconte les tortures qu’il a subies au pays et le périple qu’il a à nouveau dû affronter pour finalement obtenir gain de cause en Suisse. Tou·tes n’ont pas connu cette fin heureuse. Republik raconte son histoire[2]Republik, Christian Zeier, «Ein Asylfall, der alles ändern könnte», mai 2022 [Un cas d’asile qui pourrait tout changer] dans un article et questionne : la Suisse peut-elle continuer à considérer comme « exigibles » les renvois vers l’Érythrée ?

Yonas est venu se réfugier en Suisse en 2015. En 2017, il est débouté de sa demande pour «manque de preuves tangibles de persécution et incohérence du récit». C’est le cas d’une majorité d’Érythréen·nes depuis 2016, puisque la politique suisse a donné un signal clair pour des restrictions d’accueil à leur encontre, en ne considérant plus la fuite ou la désertion comme des motifs suffisants pour obtenir le statut de réfugié en Suisse[3]ODAE romand, «Durcissements à l’encontre des Érythréen·ne·s : une communauté sous pression », 2018 . Tour de vis encore renforcé en 2017 par le Tribunal administratif fédéral (TAF) qui juge le retour en Érythrée licite et exigible même pour les personnes susceptibles d’y être enrôlées de force au sein du service national – assimilé à du travail forcé. Le nombre de décisions négatives a alors pris l’ascenseur et une septantaine de levées d’admissions provisoires ont été recensées en 2020.

Pour Yonas, le TAF évalue les risques encourus en cas de retour comme inexistants. Il ne peut donc bénéficier ni du statut de réfugié, ni d’une admission provisoire. Lui qui a fui la répression dans son pays, refuse de mourir en Suisse en émargeant à l’aide d’urgence. Il rentre en Érythrée. Or, une fois là-bas, un nouveau calvaire commence: il est arrêté, torturé et battu, ce qui le contraint à nouveau à la fuite.

C’est en 2019, depuis la Grèce, qu’il recontacte Christian Zeier, le journaliste de Republik pour obtenir de l’aide. Celui-ci intercède pour lui auprès des autorités d’asile helvétiques, qui lui conseillent de déposer une demande d’asile dans le pays où il se trouve. C’est sans compter le délitement du droit d’asile en œuvre en Grèce depuis plusieurs années (voir Grèce | Chronique d’une détérioration annoncée). Après plusieurs mois d’attente et la naissance de son enfant avec une compatriote qui a trouvé refuge en Suisse, il parvient à les rejoindre à ses risques et périls. Cette fois sa nouvelle demande d’asile sera rapidement examinée et lui donnera accès au permis B réfugié en début d’année 2022.

L’énigme du retour dévoilée

Imgae: Hongmei Zhao, Unsplash

Vis-à-vis des réfugié·es érythréen·nes, la Suisse pratique une des politiques d’asile les plus restrictives en Europe[4]ODAE Romand, «Durcissement à l’égard des Erythréen·ne·s : actualisation 2020 », 2020. Le cas de Yonas ne permet pas de déterminer si la Suisse a mal évalué son récit et les risques qu’il disait encourir en cas de retour. Ou si – comme le dit l’autorité – son récit était incohérent et ne mentionnait pas sa participation à des rassemblements contre le régime érythréen lors de son premier séjour en Suisse.

Il témoigne néanmoins des exactions commises à l’encontre de la population et du degré de violation des droits humains à l’œuvre en Érythrée. Selon la juriste Nora Riss, qui a défendu Yonas, le cas questionne l’évaluation faite par les autorités des dangers en Érythrée, et des sources utilisées. «Si les sources sont incertaines, il faut plutôt être prudent et décider en faveur des demandeurs d’asile.»

Dès lors, une des grandes problématiques demeure: que se passe-t-il après le retour des personnes déboutées si elles ne peuvent pas revenir comme Yonas pour venir témoigner? La Suisse semble ne pas s’en préoccuper, puisqu’il n’y a aucun suivi effectué par les autorités. Par contre, deux jugements récents du Comité des Nations unies contre la torture (CAT) ont reconnu que la Suisse avait violé la convention dans des décisions de renvoi vers l’Érythrée[5]CSDM, «La Suisse a violé la Convention contre la torture dans une décision de renvoi vers l’Érythrée», déc. 2018.

Les personnes qui refusent de rentrer «volontairement» au pays ne peuvent pour l’instant pas se le voir imposer: il n’y a pas de renvois forcés. Mais on comprend, à la lecture de l’histoire de Yonas, les raisons qui les conduisent à rester en Suisse, même «déboutées». Elles traversent alors un processus de marginalisation les dépossédant de leur propre destinée. Bloqué·es par un régime de l’aide d’urgence qui se veut précaire et déstabilisant, devant abandonner leurs apprentissages et emplois, ces femmes, hommes et enfants vivent un enfer sur un territoire qui devait leur servir de refuge. En 2020, l’Érythrée était encore l’origine la plus représentée parmi les bénéficiaires de longue durée de l’aide d’urgence[6]SEM, «Monitoring concernant la suppression de l’aide sociale. Rapport annuel 2020. Anciens dossiers », 2021. Jusqu’à quand la Suisse sera-t-elle capable de continuer à fermer les yeux sur ces drames humains ? Il y a fort à parier qu’il faudra encore beaucoup de Yonas pour que cela change.

Giada De Coulon