Essai critique. Une discrimination institutionnalisée
Sophie Malka
L’invasion de l’Ukraine par la Russie va-t-elle modifier la politique d’asile helvétique? L’appel des autorités fédérales et cantonales, donc du politique, à la solidarité et à la participation de la population suisse et résidente dans l’accueil des réfugié·es d’Ukraine constitue en soi un revirement complet vis-à-vis des pratiques que l’on connaît depuis 30 ans. Des pratiques qui se sont renforcées avec la dénommée «restructuration de l’asile» et la création de grands centres fédéraux d’asile (CFA), qui visent notamment à éviter que les personnes en attente d’une décision sur l’asile établissent des contacts avec la société civile.
Sous couvert d’une vieille rhétorique d’«accélération des procédures», l’idée des autorités a dès le départ été d’empêcher un début d’intégration qu’il aurait été trop douloureux (et politiquement plus gênant) d’interrompre en cas de décision de renvoi. L’éloignement de ces CFA des localités et centres urbains, les clôtures barbelées et restrictions d’entrée et de sortie entravent les liens avec l’extérieur et participent de cette mise sous cloche et sous tutelle des personnes en procédure. Les horaires de sortie (de 9h à 17h, voire 19h) apparentent ces centres à des lieux de semi-détention et la durée «autorisée» de séjour s’est allongée au gré des modifications législatives de 30jours, à 90 jours puis 140 jours.
Ce système «s’oppose à l’asile comme modalité d’accueil des étranger·ères, à laquelle tous les acteurs de la société seraient conviés à participer, à l’asile comme manifestation du caractère démocratique d’une société», explique Karine Povlakic dans son essai «Défendre la liberté de mouvement des requérant·es d’asile: les contraintes du contexte discriminatoire».
Partant d’une réflexion sur la démocratie et l’idéal d’égalité à atteindre, sur la notion de discrimination qui s’exerce lorsqu’un groupe est privé de sa dignité et de l’exercice de ses libertés, de sa capacité d’opérer des choix pour elle-même et sur sa vie, la juriste décrit comment les défenseur·es des requérant·es d’asile se sont retrouvés privés de leur capacité de contester les atteintes aux libertés fondamentales de leurs client·es.
«On distinguera deux sortes de lois: celles qui produisent de la paix sociale et du bien-être collectif, qui protègent la dignité des personnes et leurs libertés, d’une part; et les lois discriminatoires, d’autre part, qui ont pour objet de créer et de renforcer un rapport de domination, respectivement de dépendance, de priver leurs destinataires de leur autonomie, et de les empêcher de se défendre contre les atteintes à leurs droits et à leurs libertés» (p. 9)
Dans le contexte de la procédure d’asile, toute la puissance de l’État – y compris le contre-pouvoir que représente la justice –concourt à placer les personnes concernées dans une «quasi-impossibilité, tant juridique que pratique, d’exercer leurs droits», écrit celle dont le travail consiste justement à défendre ces droits.
À l’appui d’un cas concret, elle dissèque les strates juridiques supposées jouer un rôle de contrôle démocratique et de protection de l’individu. Elle décortique le dispositif légal voué à soumettre les personnes en quête d’asile à un système autoritaire privant celles-ci des droits les plus élémentaires: liberté d’aller et de venir, de nouer des contacts sociaux, de prendre des décisions concernant leur propre vie.
Logé au CFA de Boudry, le couple que la juriste a tenté de défendre s’est ainsi vu «puni» de sanctions répétées et disproportionnées. La femme, enceinte, anémique et affaiblie, avait uniquement obtenu une chambre individuelle dans l’aile réservée aux hommes. Isolée parmi 50 hommes, elle est révulsée à l’idée d’utiliser leurs toilettes et se déplace hors du bâtiment pour faire ses besoins. Elle subit une fouille à chaque passage. Elle est sanctionnée, car elle ne veut pas nettoyer ces toilettes-là. Les retards répétés à l’obligation de rentrer à 17h au centre, son «refus de collaborer au nettoyage des lieux communs» sont les «infractions au règlement» ayant été sanctionnées par plus de 20 jours d’interdiction de sortie du centre (!) et la privation d’argent de poche tout au long du séjour au centre de Boudry. Sanctions notifiées oralement.
Comment défendre une liberté de mouvement ainsi entravée? Pour Karine Povlakic, des voies de recours inaccessibles auxquelles s’ajoutent «l’absence de loi suffisamment claire et précise en matière de sanctions et de respect des règles de procédure […] entraînent non seulement l’impossibilité de se défendre contre ces pratiques, mais aussi contre l’abus de ces pratiques.»
«En cas de recours, le Tribunal déterminera non pas si les requérant·es ont pu exercer leur liberté de mouvement, mais s’ils ont commis une infraction à l’obligation de rentrer à 17h. Il ne sera pas question de la proportionnalité d’une restriction à la liberté de mouvement, mais de la proportionnalité d’un cumul de sanctions.» «Les arguments réels – ‹nous sommes libres› ou ‹il faisait beau› ou ‹nous n’avions pas envie de retourner au centre si tôt› – ne sont pas recevables par la voie du recours» et «aucun représentant·e juridique ne les aidera à engager une procédure de plainte contre ces pratiques». De même, le dépassement de durée de séjour dans les centres fédéraux– aujourd’hui à 140 jours – n’est pas opposable devant la justice, comme l’a confirmé un arrêt du TAF de 2017, relève l’auteure (p. 24). La juriste critique à cet égard une jurisprudence qui renforce la position de l’administration sans questionner la conformité des pratiques avec les libertés fondamentales de l’individu.
Le système de l’asile – dont les CFA sont l’emblème – a enfermé les requérant·es d’asile, mais aussi leurs défenseur·euses dans une logique hors-sol, à part, «dans une zone administrative gérée par le SEM invoquant son bon droit et la loi». En questionner le fondement antidémocratique et discriminatoire nécessite de s’extraire d’un raisonnement purement juridique pour prendre la problématique pour ce qu’elle est: éminemment politique. Lutter contre la discrimination et pour la dignité comme l’entend Karine Povlakic implique alors que la société soit partie prenante de l’accueil des étrangères et étrangers, que celles-ci et ceux-ci ne soient plus tenu·es à l’écart. À cet égard, l’appel des autorités à un accueil généreux des réfugié·es d’Ukraine, venu pour une fois appuyer la mobilisation citoyenne d’envergure qui s’est manifestée, est en soi une petite révolution