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Documentation

Pierre Corbaz | Impressions d’un médecin généraliste en Bosnie [III]

Pierre Corbaz est médecin généraliste, éthicien, docteur en philosophie. Membre du MASM (Médecins Action Santé Migrants), il a notamment publié en mars 2022 Samos, un tombeau pour l’éthique aux Éditions d’En bas. De retour d’une mission en Bosnie, il nous confie le récit de ce qu’il a vu, de celles et ceux dont il a croisé le chemin, des blessures qu’il a pu soigner. « Ces textes ne se veulent pas émouvants mais descriptifs », écrit-il. Il y raconte la misère, mais aussi la dignité, la foi inébranlable en une vie meilleure et la solidarité dans le dénuement.

Impressions d’un médecin généraliste en Bosnie, sur la route des Balkans. 3

« J’en ai tant vu qui s’en allèrent
Ils ne demandaient que du feu
Ils se contentaient de si peu
Ils avaient si peu de colère
»

Louis Aragon

Puisse notre colère prendre le relais.

Je bois mon café dans ce que j’appellerai, par analogie, un tea-room. Le café est bon, le baklava aussi, j’en reprendrai. La clientèle est âgée et l’air enfumé. L’atmosphère générale et le bras manquant de mon vis-à-vis me donnent des impressions d’après-guerre, c’est la réalité des consommateurs, ici, à la frontière de la Croatie.

Les réfugiés sont de passage dans leurs rues, dans leur vie, de préférence à la nuit tombée, la nuit qui permet de ne pas être vus mais aussi, je le réalise ici, à l’autre bout du regard, de ne pas voir. Une ville en reconstruction morale, les ruines architecturales se font rares actuellement, ne peut s’encombrer d’inutiles réfugiés. Et peut-être le souvenir récent d’avoir été récemment soi-aussi réfugié est-il trop blessant, comme une réactualisation psychique de ces jours noirs qu’il faut oublier.

Le réfugié doit donc passer, comme le passant d’Aragon « rien ne passe après tout si ce n’est le passant ». Et le migrant doit donc migrer s’il veut être dans son rôle, s’attarder serait incongru, l’expression d’un contre-emploi.

Bosnie, Corbaz 2022

Hier soir, dans une chambre d’hôtel d’infortune, j’ai été appelé pour examiner un garçon de deux ans, fébrile comme savent l’être les petits enfants et son frère, petit mais jumeau. L’état général conservé et le status ne montre pas d’atteinte d’organe, ce sera donc : « virose, faire boire et suppositoire ». Mais je le trouve un peu trop pâle, un peu trop abattu pour m’endormir sans un petit, un tout petit doute. Je le reverrai le lendemain… Mes soucis, au matin s’estompent comme mes fantasmes d’évolution néfaste : il a baissé sa fièvre, rigole, résiste à mon otoscope et pleure lorsqu’il lui semble adéquat de le faire.

Je suis donc content et, histoire de bien finir le travail, donne aux parents les classiques conseils usés par l’usage. Un jour sans fièvre, le thermomètre affiche tout de même encore 38.7, hydrater, ne pas trop l’habiller, et j’allais presque ajouter sur le téléphone traducteur «attendez un peu avant de le remettre à la garderie»…

«Nous partons ce soir «on the game»» me dit le père en tchétchène…

Quel sens peut bien avoir ce choix de partir encore et toujours même en dépit du bon sens ? Le passeur attend-il ? est-il payé d’avance ? Quelle réalité provoque-t-elle cette fuite en avant ? La négociation n’est pas de mise : « donnes-moi s’il te plaît des médicaments, j’ai mal au dos, je porterai les jumeaux et le sac».

Les collègues me raconteront, autre épisode, la tragique décision, sans appel, de parents au début du mois de novembre : ils partent « on the game » avec un nourrisson, deux semaines d’âge, déshydraté, fébrile, qu’il fallait hospitaliser, ils partent malgré la probabilité annoncée, suppliée, à bout touchant, de son décès. Je regarde, depuis ce récit, les bosquets de l’après frontière avec émotion…

Il y a celles et ceux qui migrent et aussi, quelques-uns, qui stagnent dans un espace étrange entre pluie et squat, comme bloqués là, sans repère clair. La maladie psychique est pour eux, pour ceux que j’ai rencontrés, une compagne envahissante : elle tend à prendre une place démesurée, démesurée tout du moins pour nos mesures helvétiques.

Mais comment pénétrer ce monde du silence déjà bien difficile à percevoir dans un contexte connu et une langue familière ? Le traducteur dans ce domaine, à ma consultation de cabinet avait une tâche bien ardue mais que dire de la froideur de l’application du smartphone. Dans les pathologies somatiques, cet appareil permet, sans trop de peine, de débrouiller une anamnèse utilisable et de la relier à la clinique pour déceler une atteinte d’organe quitte à adapter un traitement à la situation, bien loin souvent des dogmes universitaires. La souffrance psychique, pour son compte, se laisse difficilement google-iser. Et comment lire une clinique derrière un visage fermé, fuyant, lorsque la diction hésitante fait suspecter quelque abus de substance ? Comment approcher un mal qui peine par essence à se mettre en mots, se laisser représenter, imager ? Pour celles et ceux qui se perdent dans ce psycho- game que pouvons-nous faire ? Que puis-je faire moi qui ai l’habitude lorsqu’une souffrance prend place dans ma proximité de chercher une solution (même si l’on ne m’a rien demandé)…

En Suisse ces états de délabrement psychosocial chronique peuvent être secourus, pris en soins, bien imparfaitement c’est certain, mais avec un bon vouloir et des possibilités très réelles. Mais ici cet arrêt me semble non seulement se poser dans l’espace mais encore dans le temps de la vie, de leur vie.

Comment mettre en place une thérapie, ne serait-ce que de soutien, dans la sauvagerie de ce monde ? Comment donner du temps à cette relation thérapeutique, pour autant qu’il soit imaginable qu’elle puisse naître ??
Va-t-il se remettre en mouvement, cet homme à l’énergie vitale brisée ? Il est pourtant arrivé là entre Bosnie et Croatie, mû par quelle force vitale, aujourd’hui éteinte ? Son état est-il la résultante des souffrances endurées sur les routes de migration ?

Il y a deux soirs, nous avons traité les blessures profondes occasionnées par la lame d’un poignard affuté, (les berges des blessures profondes, sur les quatre membres et la tête, étaient propres et nettes). Le blessé n’avait pas accepté de donner son argent…


Comment sans un contexte entourant, sécurisant, pour nous comme pour lui, prendre en soins celui qui tenait le manche du couteau. Nous le rencontrerons au lendemain de l’épisode sans qu’il ne laisse à aucun moment transparaître un discret trouble.

Tout migrant, et je le réalise lors de mes rencontres de ces brèves semaines, ne peut qu’être profondément blessé par la migrations. Ne pas en tenir compte, ne pas recevoir dans les murs de notre occident ces blessés de la vie avec un respect et une compassion exemplaire s’apparente à un crime contre notre humanité propre. Et ce n’est pas une clause de style.

Entre violence et souffrance, je conclus ces impressions de Bosnie sans larmoiement, ces textes ne se veulent pas émouvants mais descriptifs, comme une parole d’ambassadeur, passeur de colère pour celles et ceux qui « s’en allèrent, ils ne demandaient que du feu » . Étrangement, je n’ai pas vu de larmes sur le game, tout au plus un léger brouillard dans mon regard posé sur les visages d’enfants…

Pierre Corbaz, décembre 2022