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Comptoir

Hébergement | Faciliter la sortie des foyers au lieu d’ouvrir des lieux indignes

Giada de Coulon

Le Comptoir des médias décrypte depuis de nombreuses années les alertes relayées par les médias autour du manque d’hébergement de personnes réfugiées dans les cantons. La hausse des demandes d’asile est l’argument récurrent avancé pour justifier l’ouverture de lieux d’hébergement indignes : bunkers, containers, casernes. Aujourd’hui, le schéma se répète alors que le système d’asile a été réformé pour pouvoir précisément absorber les écarts d’arrivées. Cette fois, l’argument repose sur l’accueil extraordinaire des personnes fuyant la guerre en Ukraine. Or, si les près de 70 000 titulaires de permis S rendent effectivement bien plus conséquents les besoins d’hébergements cantonaux, ce nouveau permis a précisément donné lieu à des innovations jusque-là impensables : privilégier un logement privé auprès de connaissances ou de personnes solidaires, transformer des bureaux ou locaux commerciaux vides et bénéficier d’un accès valorisé à l’emploi. Preuve a été faite que dans l’urgence, il est possible d’offrir un toit serein au bénéfice des personnes réfugiées tout comme de la société d’accueil.


Dessin de couverture de l’édition de Vivre Ensemble n° 151 / février 2015

Des arrivées prévisibles

Le monde va mal, les arrivées étaient prévisibles, en particulier d’Afghanistan. Depuis cet été, les contrôles aux frontières produisent des statistiques de hausses d’entrées en Suisse déclarées illégales. La cheffe du Département fédéral de justice et police (DFJP), Karin Keller-Sutter, alarme sur les routes des Balkans engorgées et signe à tout va ce qui pourrait permettre de réexpulser tout ce monde aussi vite, déclarant: «Nous ne voulons pas de migration secondaire* et nous ne voulons pas que des personnes qui n’ont pas besoin de notre protection viennent chez nous.» [1]Dépêche ats, avec cette phrase reprise telle quelle dans de nombreux médias, notamment ici

Or, d’où viennent celles et ceux qui «viennent chez nous» ? Les trois nationalités les plus représentées parmi les demandes d’asile en octobre 2022 sont l’Afghanistan, la Turquie et le Burundi. Trois pays où les droits fondamentaux sont régulièrement bafoués. Dans les faits, plus de 70% de l’ensemble des demandes examinées sur les motifs d’asile sont considérées comme nécessitant une protection. Il est incompréhensible de voir la ministre en charge du département de justice et police agiter le spectre du «faux réfugié» et jeter le discrédit sur ces populations.

* La «migration secondaire» désigne le départ de personnes réfugiées d’un premier pays d’accueil lorsque celui-ci ne constitue plus un refuge. Tel est le cas de la Grèce. Mais aussi de la Turquie ou de la Croatie , où beaucoup de personnes migrantes disent être la cible de menaces et discriminations, voire de menaces de refoulement. Deux pays que l’Union européenne finance pour maintenir les personnes réfugiées à l’extérieur de ses frontières, majoritairement avec de lourds moyens policiers et répressifs.

Mais la rhétorique de l’invasion sert à convaincre et peut-être même à excuser un système qui vacille. La restructuration de la procédure d’asile [2]Modification de la loi sur l’asile reposant sur l’ouverture des centres fédéraux et l’accélération des procédures d’asile initiée en 2012, introduite par étapes et pleinement entrée … Lire la suite initiée en 2012 et introduite en 2019 avait séduit (certain·es!) notamment sur ce point. Concentration de l’accueil et des auditions dans des centres en main de la Confédération afin de pouvoir absorber les écarts des arrivées. Un système qui tablait sur une moyenne de 24 000 demandes d’asile par année pour fonctionner, avec 5000 places dans des Centres fédéraux (CFA). Comment expliquer qu’avec 18’251 demandes comptabilisées pour les dix premiers mois de l’année [3]Le nombre d’entrées en Suisse est en réalité plus bas, car il faut retrancher 3 800 naissances, regroupements familiaux ou demandes dite « multiples », qui concerne des personnes pour … Lire la suite– hors permis S, qui doivent parfois séjourner quelques jours dans les CFA pour s’enregistrer –, le système « frôle la saturation », pour reprendre la communication du DFJP qui a fait le tour des médias?

Comment en est-on arrivé à activer un dispositif d’« urgence » autorisant l’exceptionnel à primer sur les conditions d’accueil et la qualité de la procédure d’asile ? Les témoignages récoltés par les collectifs Droit de rester sur les manques importants d’instruction des problèmes de santé lors des procédures sont parlants. Des matelas qui jonchent le sol des centres fédéraux et des mineur·es dont l’encadrement minimum n’est plus respecté, tel est le triste visage actuel de ces lieux.

Des solutions plus humaines ?

L’augmentation par les autorités fédérales de 5000 places à 9000 dans les CFA a impliqué l’ouverture de casernes dont la précarité temporaire, l’isolement et l’aspect déshumanisé n’augurent rien d’hospitalier. Mais cela ne suffit pas, le retour à l’ancienne procédure a été imposé: jusqu’au 16 décembre, des personnes requérantes seront envoyées vers les cantons avant que les auditions d’asile n’aient eu lieu.

Là aussi, levée de boucliers: les places sont prises. Les cantons sont effectivement en première ligne dans l’accueil des réfugié·es d’Ukraine, à qui on a justement épargné un long séjour dans les CFA. Pour les nouvelles et nouveaux arrivant·es, les logements seront sous terre (Vaud) ou dans des containers (Berne).

En 2015 déjà, les milieux de défense des personnes migrantes, mais également nombre de médecins alertaient sur l’impact délétère du logement souterrain, a fortiori pour une durée indéterminée. Interviewée sur le logement en bunker, Tasha Rumley responsable de l’aide humanitaire à la Chaîne du Bonheur n’y voit pas de contradiction tant que les personnes d’Ukraine n’y sont pas logées (!). Les hommes seuls, valides, s’en sortiront.

On retrouve ici l’argument avancé en 2012-2013 lors de l’ouverture des abris de protection civile: réservés aux «hommes seuls», groupe si souvent stigmatisé, dont les souffrances, traumatismes et singularités sont de fait niés. On retrouve surtout la rigidité – pour ne pas parler d’absurdité – de la politique fédérale, qui se refuse à mettre en pratique des solutions plus simples et plus humaines.

Combien de refus le SEM a opposé à des proches prêts à accueillir chez eux le temps de la procédure une personne séjournant dans un CFA, y compris des personnes vulnérables, enceintes, malades ? Un article paru dans La Liberté et Le Courrier reportait l’inquiétude de ce fils installé en Suisse depuis plusieurs années qui voyait sa mère de 60 ans, malade, contrainte de loger dans des conditions de crise au centre de Boudry alors qu’il souhaitait l’accueillir chez lui. « Ils ne veulent pas » dit-il dépité, en désignant les autorités. Ou alors cette femme originaire du Tigray, dont le visa expirait et qui, suite au dépôt de sa demande d’asile et alors qu’elle disposait d’une solution de logement et des perspectives professionnelles à Genève, a été envoyée de Boudry à Chiasso puis attribuée au canton d’Uri, perdant de facto deux facteurs d’intégration importants: l’emploi et un réseau.

«Ce que l’on a vu ce printemps avec les personnes venant d’Ukraine montre que dans l’urgence, il est possible d’offrir un hébergement digne. Ouvrir des foyers, oui mais aussi faciliter la sortie des foyers: en donnant l’accès à l’emploi et au logement individuel.», rappelait sur les ondes de la RTS Aude Martenot de Solidarité Tattes (06.11.2022).

Aujourd’hui la restructuration du domaine de l’asile se délite et les autorités tentent un exercice d’équilibrisme: montrer leur parfaite gestion de la situation, affirmer que tout était planifié, tout en activant la rhétorique de l’«urgence», de la «saturation» susceptible d’alarmer la population. Une rhétorique avec laquelle les médias ont décidément de la peine à prendre de la distance et qui permet ainsi au DFJP de faire oublier non seulement son manque d’anticipation – accueil adapté des mineur·es non accompagné·es, personnel en suffisance, arrivée prévisible des Afghan·es – mais surtout les graves carences que les systèmes d’urgence impliquent en termes de respect des droits fondamentaux. N’avons-nous vraiment rien appris de ces derniers mois ?

ABRIS PC – TROP CHERS ET NOCIFS POUR LA SANTÉ

Les autorités genevoises n’ont pas caché, dès le début de la guerre en Ukraine, exclure dans la mesure du possible l’ouverture d’abris de protection civile pour les réfugié·es. Elles pouvaient s’appuyer sur le fait que ces abris devaient être libres en cas de guerre nucléaire… Et surtout, que cette solution coûte très cher.

À titre de comparaison, le dispositif de Palexpo permet d’héberger un peu plus de 700 personnes, au tarif de 2,5 millions de francs par an selon l’Hospice général. Alors que chaque abri ouvert revient à 1 million de francs par an pour des prestations inférieures. Le calcul est vite fait: en 2015, quatre abris PC avaient hébergé jusqu’à 150 personnes… qui n’en ont pas gardé bon souvenir: «On veut de l’air, pas du vent », revendiquaient ceux contraints d’y vivre depuis plusieurs mois.

C’est que l’hébergement sous terre sur une durée indéterminée n’est pas sans impact sur la santé: « Le confinement, la promiscuité et l’absence de lumière naturelle conduisent certains à revivre des situations traumatisantes, liées à un séjour en prison, à la guerre ou à leur voyage pour arriver en Europe », relevait Sophie Durieux, responsable du Programme santé migrants des Hôpitaux universitaires genevois (HUG), dont la permanence était témoin du grand désarroi de ces jeunes hommes (Le Courrier, 24.06.2015).

Dans leur communication politique, les autorités cantonales pourraient aussi assumer cette réalité, pour encourager la population à ouvrir leurs portes aux réfugié·es de toutes les guerres.

Sophie Malka

Notes
Notes
1 Dépêche ats, avec cette phrase reprise telle quelle dans de nombreux médias, notamment ici
2 Modification de la loi sur l’asile reposant sur l’ouverture des centres fédéraux et l’accélération des procédures d’asile initiée en 2012, introduite par étapes et pleinement entrée en vigueur depuis le 1er mars 2019.
3 Le nombre d’entrées en Suisse est en réalité plus bas, car il faut retrancher 3 800 naissances, regroupements familiaux ou demandes dite « multiples », qui concerne des personnes pour majorité déjà en Suisse.