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Notre regard

Décisions Dublin Croatie. Des renvois impensables

Louise Wehrli
Membre de Droit de Rester Neuchâtel et du comité de Vivre Ensemble

Depuis la fin de l’été, la permanence de Droit de Rester Neuchâtel voit défiler un grand nombre de personnes qui craignent un renvoi Dublin vers la Croatie. Elles viennent pour beaucoup du Burundi, mais aussi du Kurdistan turc, d’Afghanistan ou de Somalie. Les récits qu’elles nous confient de leur passage dans cet État restent en travers de la gorge. La police croate opère des pushbacks à la frontière avec la Bosnie, elle force les réfugié·es à rester des heures sous le soleil ou dans la boue, les déshabille avant de traverser une rivière tempétueuse, subtilise et fracasse des téléphones, brise des lunettes, use de chantage et d’insultes racistes, passe violemment à tabac, détient hommes, femmes et enfants dans des commissariats insalubres où le repas n’est composé que d’un morceau de pain sec, procède à des prises d’empreintes non volontaires et ne traduit aucun des documents remis. Des personnes ont perdu leurs proches en forêt lors de ces passages et sont sans nouvelles à ce jour. Plusieurs récits de viols par des policiers nous sont également parvenus.

Action mails à envoyer au SEM et aux autorités cantonales | Mise à jour janvier 2023

Alors qu’un renvoi Dublin a été effectué en Croatie le 16 janvier 2023, les organisations de défense s’inquiètent de nouveaux renvois prévus et ont lancé deux actions citoyennes afin de tenter d’éviter des renvois Dublin Croatie de quatre personnes qui se trouvent actuellement en détention administrative dans les cantons de Fribourg et du Valais. 

Droit de rester invite à écrire au SEM et aux autorités cantonales responsables des renvois de Ridvan, Baris, Christophe et Cédric. Ally a déjà été renvoyé lundi dernier en Croatie et on craint de très nombreux autres renvois. 

-> modèles de mails pour Baris, Christophe et Cédric (FR) : https://bit.ly/3ZVPgGj 

-> modèles de mails pour Ridvan (VS) : https://bit.ly/3GKyOzF

Le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) prononce, de façon quasi mécanique, des décisions Dublin pour les personnes qui ont leurs empreintes en Croatie. À coup de longs paragraphes copiés-collés, il estime que les violences policières n’y sont pas systémiques, mais limitées à la zone frontalière, que les personnes peuvent déposer plainte contre les renvois subis et qu’une fois de retour en Croatie, elles auront accès à une procédure d’asile conforme à l’État de droit. Et que tout cela est confirmé par diverses organisations gouvernementales et non gouvernementales.

Les personnes que nous rencontrons ne comprennent absolument pas ce raisonnement. «C’est la police qui a violé mes droits. La police est indissociable de l’État croate. Comment après avoir observé un tel comportement de sa police pourrais-je faire confiance à cet État? Après avoir fui la violence d’État au Burundi avec ma famille, je ne m’attendais pas à retrouver une autre violence d’État en Croatie. Alors que j’aspire à la protection et à la sécurité désormais, c’est inimaginable pour moi d’être renvoyée dans ce pays qui accorde si peu d’importance à la vie humaine».

Cette position rejoint celle de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR) dont le rapport [1]OSAR, «Violences policières en Bulgarie et en Croatie : conséquences pour les transferts Dublin», 13.09.2022 sorti en septembre dernier rappelle que la violation des droits qui prévaut aux frontières du pays ne peut être considérée indépendamment de la situation dans le pays. Face à cette avalanche de décisions du SEM (plusieurs centaines à fin octobre), les juristes qui défendent les personnes en demande d’asile dans les centres fédéraux sont désemparé·es. En réponse à leurs recours, le Tribunal administratif fédéral (TAF) suit à la lettre la position du SEM et aucun recours n’est admis. Des recours sont pendants devant diverses instances internationales et cela constitue le seul espoir d’un changement de pratique.

Aux côtés de Droit de Rester Lausanne et Fribourg, nous avons récolté plus d’une vingtaine de témoignages de passages en Croatie afin d’illustrer la systématicité des horreurs vécues. Une lettre ouverte au SEM a été rédigée exigeant l’arrêt immédiat des renvois Dublin vers la Croatie, et ce avec le soutien de nombreuses organisations dont Vivre Ensemble. Le 19 octobre dernier, nous avons convoqué la presse pour présenter notre démarche. Une cinquantaine de personnes menacées de renvoi y ont participé. Elles venaient des centres fédéraux de Boudry, Vallorbe, Giffers, Chamblon et Flumenthal et avaient élu des porte-paroles pour témoigner. Elles ont osé briser le silence et l’isolement et ont conféré un caractère exceptionnel à l’événement.

Depuis, le SEM nous a répondu très brièvement avec le même contenu que dans ses décisions tout en nous remerciant pour notre engagement en faveur des réfugié·es…

Notre campagne se poursuit. Nous avons publié un nouveau communiqué de presse sur la problématique de l’accès aux soins dans la procédure d’asile en Suisse, pris des contacts avec des parlementaires et lancé une pétition qui sera remise à la fin de la session d’hiver au Parlement.

En parallèle, nous sommes connectés via les réseaux sociaux avec près de 250 personnes concernées et vivant dans toutes les régions de la Suisse. Nous nous réunissons chaque semaine par visioconférence et en présentiel pour échanger et prendre des décisions sur la suite de la campagne. Les personnes concernées prennent une part active dans l’organisation et sont déterminées à se défendre. Elles n’en restent pas moins traumatisées et terrorisées à l’idée d’un retour en Croatie. Un certain nombre est hospitalisé en psychiatrie. Les cantons, responsables de l’exécution des renvois, convoquent dans leurs bureaux et plusieurs personnes ont déjà reçu des plans de vol (pratique vaudoise).

Inverser la tendance exigera ténacité et persévérance de toutes et de tous.

Témoignage

Comme beaucoup d’autres Burundais (lire Chronique Burundi p. 16), Théodore a pu fuir le pays en prenant un vol pour la Serbie, pays pour lequel il n’était pas nécessaire d’obtenir un visa d’entrée jusqu’à peu. Depuis, il a cherché à rejoindre la Suisse en passant par la Bosnie, la Croatie, la Slovénie, puis l’Italie. Mais comme tant d’autres personnes empruntant la « route des Balkans », c’est en Croatie qu’il a dû faire face à l’oppression des autorités locales.

« Je suis parti du Burundi en avion pour atterrir en Serbie car il est possible d’aller en Serbie sans visa et d’y rester pendant 2 mois. Je voulais venir en Suisse… un pays qui respecte les droits de l’Homme et où l’on parle ma langue, le français.

Étant Tutsi, je fuyais les persécutions que nous continuons à subir de la part de la majo- rité Hutu. Au Burundi, seule la majorité a la parole; il n’y a plus de radios indépendantes. Si tu es dans l’opposition, tu risques ta vie.

Le passeur que nous avons trouvé à Belgrade nous a fait prendre un bus jusqu’à la frontière avec la Bosnie. Ensuite notre groupe de 20 à 30 personnes s’est mis en route et a marché environ pendant deux jours jusqu’à la frontière avec la Croatie. Là, nous avons été arrêtés par des policiers croates qui nous ont menacés avec leurs pistolets, lâchant sur nous leurs chiens et nous rouant de coups de pied. Ils nous ont fait monter dans une camionnette, assis serrés. On avait de la peine à respirer. Il faisait chaud, le soleil tapait… un vrai cauchemar. Nous n’avions rien à boire et quand nous avons demandé de l’eau, ils nous en ont jeté au visage.

Les policiers nous ont pris nos téléphones et nous ont chassé dans une forêt, nous frap- pant et même tirant avec leurs pistolets, juste

à côté de nos têtes. Nous avons demandé nos téléphones pour pouvoir nous orienter… mais ils n’ont pas voulu. Un de mes amis a été poursuivi par un chien et est tombé dans la rivière. Il est mort. D’autres ont été tabassés, blessés.

Dans la forêt on a dormi, on a marché. Le matin, on avait soif, on a marché pour essayer de trouver une route. On voyait une route, mais on ne savait pas où elle allait. Pas d’eau,pasdenourriture.Lepasseurétaitparti. Nous avons suivi cette route et tout à coup une voiture de police est arrivée. Les policiers nous ont jetés à terre et ont lancé loin nos sacs. Femmes, enfants, tous… ils nous ont mis dans une camionnette ressemblant à un container. On était entassés comme des animaux. Il faisait tout noir, il n’y avait pas d’air, c’était très difficile de respirer. Je me suis évanoui. Les policiers riaient, se moquaient de moi. Ils nous ont emmenés à un poste de police. Ils nous ont enfermés et on y est resté 24 heures.

On a dormi par terre. C’était très compli- qué pour avoir le droit d’aller aux toilettes. Nous étions 30-40 personnes. Ils ont pris nos empreintes et nous ont donné des papiers écrits en croate. Ensuite, ils nous ont amenés à une station de taxi en nous bousculant. Nous nous sommes dit qu’il fallait absolument partir d’ici. Nous sommes allés à la gare, avons pris un train qui allait jusqu’à Milan puis en Suisse.

Je suis arrivé au centre en septembre. Actuellement, je me réveille au milieu de la nuit en faisant des cauchemars. Je suis toujours en train d’étouffer, comme dans le container. J’ai besoin d’allumer la lumière pour voir que je ne suis pas dans un container fermé à clef. Je ne peux pas imaginer retourner en Croatie. Ce que j’ai fui au Burundi, je l’ai retrouvé dans ce pays. C’est comme renvoyer quelqu’un à la mort.»

Dossier de presse complet avec témoignages