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Notre regard

L’accélération des procédures d’asile. Une [fausse] prophétie jamais réalisée

Le contre-argument invariablement donné par les autorités d’asile aux différentes motions et pétitions déposées au Parlement fédéral appelant à autoriser les jeunes personnes déboutées à terminer leur apprentissage sonne aujourd’hui particulièrement creux. Le 25 octobre, le Département fédéral de justice et police a en effet annoncé procéder au départ anticipé dans les cantons de personnes dont la procédure d’asile n’était pas achevée avant de déclarer, fin novembre, pouvoir revenir en arrière dès le 16 décembre. L’«accélération des procédures» prenait ainsi officiellement l’eau. Mais a-t-elle jamais atteint son objectif ? Les représentant·es des cantons, au Conseil des États, devraient y regarder à deux fois avant de plier à nouveau sous cet argument, qui n’a jamais été plus faux. Décryptage.

LA RÉTHORIQUE DE L’ACCÉLÉRATION

«L’accélération des procédures d’asile, entrée en vigueur le 1er mars 2019, vise à boucler le plus rapidement possible les procédures d’asile en Suisse. Ces procédures accélérées doivent également permettre d’éviter des situations insa- tisfaisantes telles que l’interruption prématurée d’un apprentissage et, simultanément, d’amorcer le plus tôt possible l’encouragement de l’intégration des personnes qui obtiennent l’asile ou une admission provisoire en Suisse.»*

* Réponse du Conseil fédéral à la Motion de Jürg Grossen 19.4282, «Ne plus contraindre les personnes bien intégrées dont la demande d’asile a été rejetée à interrompre leur apprentissage»

La théorie…

Le modèle de la restructuration voulait que, grâce à la procédure accélérée,introduite le 1er mars 2019, plus personne ne reste des années en Suisse avant d’avoir une décision d’asile. Quelle qu’en soit l’issue, un séjour dans le canton avec un permis N ne durerait pas. Les personnes requérantes d’asile appelées à quitter le territoire le sauraient très vite: elles n’auraient ni l’opportunité de démarrer une formation, ni eu le temps d’acquérir les compétences linguistiques suffisantes. A contrario, toutes celles ayant été reconnues comme nécessitant une protection – admission provisoire (permis F) ou asile (B réfugié) – entreraient sans attendre dans un processus d’intégration. Voilà pour la théorie. Un tri efficace, implacable et surtout… très rapide.

… et la réalité

La pratique,c’est autre chose: les réponses du Secrétariat d’État aux migrations à une série de questions de la Conseillère nationale verte Isabelle Pasquier-Eichenberger (22.3774 Formation des requérants d’asile. Combien de personnes sont concernées?montrent que de nombreuses personnes restent plusieurs mois, voire années dans les cantons dans l’attente d’une décision. Certaines vivent avec leur permis N depuis plus de 4 ans!

Herji / Vivre Ensemble

Un permis N depuis plus de 4 ans

À fin juillet 2022, 1231 personnes ayant déposé une demande d’asile selon l’ancien droit, soit avant le 1er mars 2019, n’avaient toujours pas de décision. 14 % d’entre elles sont âgées de moins de 25 ans.

La nouvelle procédure a-t-elle réglé le problème ? Que nenni : depuis le 1er mars 2019, 11259 personnes ont été attribuées aux cantons avec un permis N. Or, 36,5 % d’entre elles, soit 4109 personnes, n’avaient toujours pas reçu de décision au 31 juillet 2022. Parmi elles, de nombreux et nombreuses jeunes: 38% sont âgé·es de 15 à 25 ans, 28 % ont moins de 18 ans. L’âge de se former, de travailler, de se construire et construire sa vie et le permis N ne leur facilite pas les choses.

Comment expliquer qu’à fin juillet, autant de personnes restaient en attente d’une décision et pour certaines depuis si longtemps? Certes, la guerre d’Ukraine a mobilisé des ressources pour enregistrer les réfugié·es d’Ukraine. Mais le retard existait déjà avant l’introduction du statut S, le 12 mars dernier. Et alors que les demandes d’asile étaient au plus bas depuis 2017[1]Sans compter que durant le confinement de 2020, les autorités ont continué à rendre des décisions..

Il faudrait plutôt voir dans ces chiffres le résultat d’un personnel inadapté en nombre.[2]Les autorités fédérales, qui s’étaient fondées sur le système appliqué aux Pays-Bas, avaient dès le départ perverti le modèle en réduisant de moitié le nombre de fonctionnaires affecté … Lire la suite Y voir aussi une propension à bâcler des procédures qui, lorsque la personne réussit à faire valoir ses droits devant le Tribunal administratif fédéral, ce qui n’est de loin pas toujours le cas, implique d’examiner à nouveau la demande d’asile. Sans compter que l’autorité n’est pas contrainte de traiter la demande dans un délai imposé.

De la poudre aux yeux

En d’autres termes, le mantra de l’accélération des procédures était de la poudre aux yeux qui a permis aux autorités de désamorcer toutes les tentatives parlementaires d’assouplir l’interdiction de travail et d’apprentissage faite aux personnes déboutées.

De fait, la réponse fournie par le SEM à Isabelle Pasquier-Eichenberger invalide l’argument selon lequel le nombre de per- sonnes concernées par une interruption d’apprentissage suite à une décision d’asile négative devrait être quasi nul ou pourrait être traité au cas par cas. Les autorités n’ont aucune statistique fiable sur cette question à nous mettre sous la dent (p. 10). La décision du SEM de dispatcher dans les cantons les personnes en procédure de façon anticipée, même temporaire, ne va pas améliorer les choses, bien au contraire (p. 2). La Conseillère fédérale Karin Keller-Sutter a beau s’en défendre, cette mesure constitue une sérieuse entaille dans la restructuration de l’asile et la procédure accélérée.

Le pragmatisme l’emportera-t-il ?

Ces constats devraient inciter le législateur à adapter les mesures d’intégration aux personnes en procédure (permis N) dès leur arrivée. Parmi les jeunes actuellement envoyés dans les cantons, on sait déjà qu’une majorité recevra une décision positive alors qu’ils et elles y vivent depuis plusieurs mois, voire années.

Faut-il continuer à les pousser à rester à l’aide sociale, à une oisiveté destructrice pour la santé mentale et les mettre à risque d’une lente perte de compétences? Ou devons-nous au contraire privilégier l’acquisition de connaissances et l’autonomie dès l’attribution des demandeurs et demandeuses d’asile au canton, y compris en cas de retour, comme c’est le cas pour les Ukrainien·nes (VE 189/sept-oct 2022) ?

Comment convaincre des patron·nes d’engager des apprenti·es titulaires d’un permis N autrement qu’en leur garantissant de pouvoir les garder au moins jusqu’au terme de l’apprentissage ? La société suisse peut-elle se satisfaire d’un taux d’emploi des titulaires de permis N en âge de travailler de moins de 10 % ? De nombreuses questions se posent avec la réglementation actuelle. Elles mériteraient des réponses pragmatiques.

Notes
Notes
1 Sans compter que durant le confinement de 2020, les autorités ont continué à rendre des décisions.
2 Les autorités fédérales, qui s’étaient fondées sur le système appliqué aux Pays-Bas, avaient dès le départ perverti le modèle en réduisant de moitié le nombre de fonctionnaires affecté au traitement des demandes d’asile. Relire Philippe Bovey, Décryptage. Le mirage hollandais, Vivre Ensemble n° 137 / avril 2012