Interview | Salaheddine Lemaizi, président du Réseau marocain des journalistes des migrations
Giada de Coulon
La liberté d’expression et le droit d’informer ont un prix et se défendent. Les quelque 40 journalistes impliqué·es dans le Réseau marocain des journalistes des migrations (RMJM) le savent bien. Depuis cinq ans, ses membres ont mis sur pied une structure de veille et de vigilance éthique sur le traitement des migrations dans les médias. Leur mise en réseau permet tout à la fois de réunir les forces et d’octroyer une visibilité protectrice aux journalistes sur le terrain: ils et elles collaborent avec les communautés migrantes sur place, les milieux académiques marocains, les ONG et des réseaux de journalistes internationaux. Interview de son président Salaheddine Lemaizi qui nous livre les enjeux de leurs actions.
L’influence des discours anti-immigration européens
Historiquement, la constitution du réseau s’est faite autour des discussions sur le Pacte mondial sur les migrations adopté à Marrakech en novembre 2018 et du Pacte mondial sur les réfugiés. Des journalistes se sont rassemblé·es pour travailler le récit migratoire depuis le Sud global. Alors qu’à la fondation du réseau en 2018 le discours anti-migration était rare dans les médias, cela est en train de changer selon Salaheddine Lemaizi. Il voit une claire influence de la teneur du débat européen sur le traitement de ces questions au Maghreb. Le récent discours du président tunisien reprenant à son compte une rhétorique xénophobe à l’encontre des migrant·es subsaharien·nes symbolise la libération de la parole raciste au Maghreb. Craignant sa généralisation au Maroc, Salaheddine Lemaizi insiste sur le rôle du RMJM dans l’apport de connaissances aux médias afin d’enrayer le développement d’une désinformation sur cette thématique.
Le Maroc est l’exemple le plus frappant d’un pays de transit devenu pays de destination. Même s’il connaît des types de migrations très différenciées, incluant une diaspora conséquente à l’étranger, les titres des médias continuent d’axer sur ce qui est décrit comme « la migration irrégulière » en traitant majoritairement d’aspects sécuritaires.
Des outils pour valoriser un traitement médiatique de qualité
Salaheddine Lemaizi est persuadé que c’est avant tout en renforçant les capacités du secteur médiatique sur la thématique migratoire que les choses changeront: « Il n’y a pas de bons ou de mauvais journalistes. Nous nous rendons compte qu’il y a un réel besoin de formation. Il y a une vraie méconnaissance sur la terminologie, la législation et les réalités.»
Le journaliste explique que leur travail passe beaucoup par l’information entre collègues. C’est en connaissant les journalistes des médias à large audience que des erreurs peuvent être corrigées et des préjugés combattus. Le RMJM a bien essayé de créer des espaces de dialogue avec les rédactions suite à la publication de titres anti-immigration, mais celles-ci sont restées hermétiques à toute tentative de discussion. Dorénavant, dans les cas problématiques identifiés dans les médias, des journalistes du RMJM rédigent une « note analytique » qu’ils et elles diffusent dans leurs propres cercles. Cela a un tout autre impact. La démarche s’appuie sur l’apport de chercheur·euses qui peuvent analyser les pratiques migratoires, déconstruire des discours et les expliquer.
Pour réellement soutenir le traitement médiatique sur ces questions, le RMJM se dote de moyens pour offrir des bourses à des projets de reportages innovants. Des partenariats avec des ONG internationales, telles qu’Oxfam, permettent de récompenser une enquête de qualité et bien réalisée. Salaheddine Lemaizi rappelle qu’un travail d’investigation de terrain demande un investissement temporel et est donc difficile à rémunérer. C’est ce que le réseau veut pouvoir permettre.
« Il faut pouvoir assurer un traitement équilibré et humaniste de l’information »
Salaheddine Lemaizi
Un parti pris pour une société plus démocratique
« Le traitement médiatique des migrations au Maroc est à la fois occasionnel, souvent dramatique et dominé par une information issue de sources officielles »[1]ENASS, Aux frontières : Mensonges à Madrid, complicités de Rabat, 30 novembre 2022. Sur son site web, Reporters sans frontières (RSF) relève que « les médias et les journalistes indépendant·es font face à d’importantes pressions, et le droit à l’information est écrasé par une puissante machine de propagande et de désinformation. » Malgré cela, Salaheddine Lemaizi explique que le réseau a pris un parti clair: « Nous sommes pour la liberté de circulation, nous voulons contribuer à la lutte contre le racisme, au respect des droits humains et de la déontologie journalistique. Il faut pouvoir assurer un traitement équilibré et humaniste de l’information. » Ce positionnement dans un contexte de contrôle de l’information est parfois risqué. C’est peut-être pour cela que le RMJM travaille de plus en plus avec des collectifs internationaux ou régionaux d’investigation sur les migrations. En plus de faire connaître la situation au Maroc, le fait d’être connu·es hors des frontières peut également constituer une protection face aux pressions que subissent les journalistes locaux dans leur travail d’information.
Salaheddine Lemaizi et son média indépendant ENASS, en particulier, ont aussi pris part à l’enquête internationale menée par LightHouse Reports, consortium international de journalisme collaboratif sur le drame du 24 juin 2022 à Melilla-Nador entre l’Espagne et le Maroc. Le journaliste a récemment contribué à publier le rapport Représentations des migrations dans les médias qui analyse la couverture médiatique des migrations de 2015 à 2022 dans 16 pays du Sud (ci-dessous). Ce rapport établit justement que le travail de renforcement des capacités autour des migrations au Maroc –notamment porté par le réseau RMJM– a «contribué à augmenter le nombre de journalistes spécialisé·es en « migrations » au Maroc, avec la volonté de réaliser du travail de terrain.» Preuve est faite que les valeurs démocratiques portées par le réseau sèment des graines. Salaheddine Lemaizi nous souffle d’ailleurs que l’idée d’un réseau maghrébin serait en train de germer… Un réseau qui s’élargit, des pratiques qui résonnent au-delà des frontières, pour façonner ensemble une société plus égalitaire. Nous en avons urgemment besoin.
Représentations des migrations dans les médias
Représentations des migrations dans les médias[2]Représentations des migrations dans les médias. État des lieux des initiatives de renforcement de capacités menées et recommandations, CFI, Dialogues migrations (2023) est une étude réalisée dans le cadre de l’aide au développement française. Elle vise à analyser et améliorer les représentations véhiculées par les discours médiatiques sur les migrations, et plus spécifiquement sur les formes locales et récentes de migrations. Elle analyse l’état des représentations des migrations et des personnes migrantes dans les médias et les discours publics dans seize pays : Burkina Faso, Colombie, Comores, Côte d’Ivoire, Gambie, Guinée, Jordanie, Liban, Madagascar, Mali, Maroc, Mauritanie, Niger, Sénégal, Togo et Tunisie.
Parmi les recommandations se retrouvent des principes directeurs qui visent à préserver l’éthique et la déontologie de la profession et reconnaître la complexité de la migration pour mieux la penser. L’idée est de promouvoir la participation de personnes migrantes, comme des personnes des milieux associatifs et universitaires, travaillant sur ces questions.
Concernant l’aspect lié à la formation, il semble indispensable qu’elle ne s’adresse pas qu’aux journalistes, mais aussi aux
responsables éditoriaux, directeurs et directrices de médias ainsi qu’aux blogueurs et blogueuses. Le rapport mentionne également l’importance de sensibiliser à l’utilisation des réseaux sociaux, de renforcer les systèmes de mentorat, de promouvoir les enseignements alliant systématiquement la théorie à la pratique avec des modules techniques d’enquête et d’investigation adaptés au contexte migratoire de chaque pays, et des visites de terrain auprès des populations migrantes.
Relevées comme essentielles également: les formations engageant une réflexion spécifique sur la manière de donner la parole aux personnes migrantes, la sensibilisation des professionnel·les en dehors des capitales et de celles et ceux de la relève, à savoir les journalistes stagiaires.
Finalement ressort l’idée fondamentale de mettre en place et d’animer des réseaux de journalistes spécialistes des migrations au niveau national, voire régional ou interrégional. C’est précisément ce que le Comptoir des médias est en train de mettre sur pied. C’est encourageant !