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Notre regard

Expulsion vers le Rwanda. La Suisse, pionnière d’une externalisation illégale ?

Sophie Malka – Vivre Ensemble | asile.ch

La motion Müller ternirait l’image du pays

Alors que la Cour suprême britannique a jugé illégal le plan du gouvernement britannique de délocaliser ses procédures d’asile au Rwanda, la Suisse doit examiner, lors de la prochaine session d’hiver, une motion du Conseiller aux Etats Damian Müller (PLR) demandant d’y renvoyer les réfugié·es érythréen·nes débouté·es. Le contenu de la motion est truffée d’approximations et d’informations erronées quant à la légalité de la mesure qui devraient questionner les parlementaires sur le sérieux de la démarche. La réponse du Conseil fédéral apporte certains éléments factuels. Nous proposons ci-dessous des compléments utiles au débat public.

Article disponible en allemand sur le site de SOSF

La tentation de l’externalisation… et ses écueils

La question de l’externalisation de tout ou partie des procédures d’asile est régulièrement thématisée par les gouvernements européens. Leur objectif vise généralement avant tout à donner un «signal» dissuasif à l’extérieur. Au Danemark, les tractations avec le Rwanda annoncées en grande pompe en 2021 ont été abandonnées en janvier 2023. L’annonce récente d’un accord par le gouvernement italien de Georgia Meloni avec l’Albanie suscite l’inquiétude du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugié-es (HCR), qui rappelle sa position sur la question de l’externalisation. Le HCR a du reste salué l’arrêt de la Cour suprême britannique.

Une motion suisse illégale, coûteuse et à la portée réduite

C’est dans ce contexte que le Conseil national devra examiner la motion 23.3176 déposée en mars 2023 par le Conseiller aux Etats PLR Damian Müller. Sa visée électorale ne fait aucun doute, pas plus que les motivations des membres du Conseil des États. Ceux-ci l’ont acceptée lors de la session d’été en dépit de son caractère manifestement illégal, coûteux et à la portée pratique réduite, comme le soulignait le Conseil fédéral dans sa réponse. Le coût d’image, pour la Suisse, n’avait alors pas été considéré. Il devrait, néanmoins, aussi être mis dans la balance par les membres du Conseil national lorsqu’ils devront voter en décembre. Ceux-ci devraient notamment considérer les points suivants :

  • Le nombre très restreint de personnes concernées par cette motion (300 personnes en Suisse)
  • Le coût de la mesure, incertain. Londres a déboursé plus de 120 millions de livres sterling dans le cadre de son accord, qui vient d’être jugé illégal.
  • Ce qu’implique de se lier les mains avec un État tiers dans le cadre de ces accords d’externalisation. Les précédents dans l’histoire récente européenne sont la Libye et la Turquie, pays qui n’ont pas manqué d’instrumentaliser le dossier migratoire dans le cadre de crises politiques. La volonté active du Rwanda auprès des États européens de jouer ce rôle de gestion migratoire doit être comprise à travers le prisme de ces enjeux géostratégiques.
  • Le Rwanda n’est pas un pays sûr : les risques de refoulements vers le pays d’origine des requérant·es sont présents et ont été documentés dans le cadre d’accords avec d’autres pays par le passé. C’est ce qu’a conclu la Haute cour de justice britannique et c’est aussi ce qu’a reproché le HCR à cet accord.
  • L’illégalité de la mesure : pour procéder à un renvoi forcé vers un État tiers, la Suisse est tenue d’examiner le lien des personnes concernées avec le pays en question selon la loi. Elle devrait aussi garantir le respect des normes de droits humains par l’Etat tiers, ici le Rwanda, et devrait pour cela obtenir des garanties de Kigali. Or l’approche des élections rwandaises en 2024 a été marquée par des violations des droits humains.

La « légalité » de la délocalisation. Une argumentation factuellement fausse

Que dit la motion ?

Le 15 mars 2023, le Conseiller aux États Damian Müller, a déposé une motion invitant le Conseil fédéral à lancer un projet pilote visant à renvoyer les personnes déboutées dans un État tiers. Le projet s’attaque aux ressortissant·es érythréen·nes débouté·es. Il rappelle que les concerné·es ne peuvent pas être renvoyés sous la contrainte en Érythrée, le gouvernement érythréen refusant de telles expulsions. Damian Müller demande d’identifier rapidement un pays prêt à accueillir les ressortissant·es érythréen·nes débouté·es et cite le Rwanda en exemple. Un mécanisme comprenant une compensation financière serait à mettre en place, ainsi qu’une évaluation.

Concernant l’externalisation que prône la motion, à savoir le renvoi vers un État tiers de personnes déboutées, et en particulier le Rwanda, l’auteur de la motion estime que ces mesures sont légales, s’appuyant sur deux éléments factuellement faux.  La formulation de Damian Müller montre qu’il n’a lui-même aucune idée de la légalité ou non de la mesure !

Affirmation fausse #1 – L’exemple erroné du HCR au Rwanda

L’auteur de la motion affirme qu’il serait légal de mener l’ensemble de la procédure d’asile à l’étranger, citant en exemple le HCR qui « externalise déjà au Niger et au Rwanda les procédures d’asile des requérants en provenance de Libye ».

  • Pourquoi c’est faux – Le HCR a utilisé ces deux pays pour évacuer les réfugié·es vulnérables de Libye en raison des conditions de violence et de détention dans lesquelles elles étaient plongées. Il s’agissait d’une solution transitoire de mise à l’abri. L’Emergency Transit Mechanism  vise à pouvoir traiter leur cas et trouver ainsi une solution durable pour elles, notamment un lieu de réinstallation. Evacuees from Libya – Emergency Transit Mechanism – UNHCR Rwanda. Lire aussi la fiche d’information sur la situation dans les deux ETM (juin 2023): Document – UNHCR Flash Update ETM Niger and Rwanda

Affirmation fausse #2 – L’accord avec le Sénégal de 2003

L’auteur de la motion s’appuie sur une tentative d’accord de transit avec le Sénégal de 2003 pour estimer pouvoir «part[ir] donc du principe que la légalité du renvoi des requérants d’asile vers des pays tiers a déjà été examinée». 

  • Pourquoi c’est faux – Le Conseil fédéral rappelle dans sa réponse que l’accord en question visait au « transit » des personnes déboutées qui ne pouvaient rentrer directement dans leur pays d’origine, et que l’accord en question stipulait un retour en Suisse en cas d’impossibilité pour ces personnes de poursuivre leur voyage. La motion en question « irait beaucoup plus loin » puisqu’il s’agirait d’une relocalisation dans un Etat tiers, « pratique qui n’est suivie par aucun Etat européen ».
La délocalisation au Rwanda est illégale selon la Cour suprême britannique +
Steve Eason

Le plan Rwanda du gouvernement britannique a été enterré par la Cour suprême du Royaume-Uni le 15 novembre 2023. Le projet phare de Rishi Sunak visant à délocaliser la procédure d’asile au Rwanda pour les personnes entrant par voie irrégulière dans le pays a été jugée illégale. Le Rwanda n’est pas un pays sûr confirment les juges et le risque de renvoi vers leur pays d’origine des personnes expulsées violerait le principe de non-refoulement consacré par le droit international. Les 120 millions de livres sterling déjà versés par Londres à Kigali dans le cadre de cet accord ne serviront pas les objectifs du gouvernement anglais. Si celui-ci a déjà annoncé vouloir passer outre la décision de la Haute cour (!), il collectionne pour l’heure les déboires judiciaires, avec la Cour européenne des droits de l’homme qui a ordonné la suspension du vol collectif organisé par Londres en juin 2022 puis l’annulation par la Haute cour des décisions de refoulement individuelles en décembre de la même année.

Ressources utiles


Les ressortissant·es érythréen·nes et le besoin de protection …

Dans son invitation, Damian Müller pose plusieurs affirmations factuellement fausses et stigmatisantes sur les Erythréen·nes.

  1. « Les ressortissant·es érythréen·nes n’ont pas besoin de la protection de la Suisse »
  2. « Ils occupent des places d’hébergement qui devraient revenir à celles et ceux qui en ont «réellement besoin»».
  3. «Ils vivent à nos frais à l’aide sociale».

Affirmation fausse #1 «Les ressortissant·es érythréen·nes n’ont pas besoin de la protection de la Suisse»

-> Pourquoi c’est faux :

  1. 91% des demandes d’Érythréen·nes examinées sur les motifs d’asile en première instance ont été reconnues comme nécessitant une protection internationale en 2022.
    Cette protection se traduit par un permis B réfugié·es ou un permis F, réfugié ou pour étranger. Également appelé admission provisoire, le permis F réfugié est une interdiction faite par la Suisse selon le droit international de renvoyer une personne vers un pays dans lequel elle risquerait de subir de la torture ou des traitements inhumains et dégradants. C’est l’«illicéité» du renvoi. Le permis F peut aussi être donné pour des raisons de vulnérabilité ou en raison d’un conflit généralisé dans le pays d’origine (permis F étranger).

  2. Et parmi les 9% des demandes rejetées certaines seront contestées et se verront reconnaître aussi une protection après nouvelle procédure. A noter la position récente du rapporteur spécial de l’ONU sur la question des renvois en Érythrée. Et le fait que la Suisse a été condamnée à de multiples reprises par les instances internationales pour des décisions négatives et de renvoi à l’encontre de ressortissant·es érythréen·nes et concernant son évaluation de la situation en Érythrée.

Le besoin de protection des Érythréen·nes en chiffres +

Comment est mesuré le besoin de protection et autres données statistiques

L'attitude isolée de la Suisse en Europe vis-à-vis de l'Erythrée

Le Comité de l’ONU contre la torture (CAT), a récemment jugé très sévèrement la procédure menée en Suisse et son analyse de la situation en Erythrée, dans laquelle les autorités helvétiques mettent en doute les rapports de l’ONU. Une attitude pouvant pousser d’autres États à ne pas collaborer avec les instances de l’ONU! Est-ce cela que la Suisse recherche?

Dans un des arrêts, rendus en janvier 2023, le CAT rappelait les divers constats établis par plusieurs organes de l’ONU sur l’Érythrée:

«Les jeunes conscrit·es, même mineur·es, sont soumis·es à des conditions d’entraînement extrêmement sévères et sujet·es à des châtiments ou à des violences sexuelles, notamment à Sawa. Les déserteur·es encourent la torture et de longues périodes de détention.

Les requérant·es d’asile qui sont retourné·es en Érythrée ont été soumis à des châtiments sévères à leur retour, notamment à des détentions de longue durée au secret, des tortures et des mauvais traitements, et les femmes exposées à de multiples abus, y compris de la violence sexuelle, des viols, ou des menaces de viols et du harcèlement sexuel, ceci dans l’impunité des auteurs de ces violences.

En outre, le Rapporteur spécial a observé une dégradation de la situation depuis le début de son mandat en novembre 2020, en raison de l’engagement de l’Érythrée dans le conflit au Tigré éthiopien.»

Affirmation fausse #2 & #3 - Les places d'hébergement et le coût de l'aide sociale

Corollaires à l'affirmation selon laquelle les Érythréens n'auraient pas besoin de la protection de la Suisse, ces deux affirmations perdent leur validité. C'est au contraire à un accès aux droits et à l'intégration que plaide le rapporteur spécial de l'ONU:

  • «Les personnes réfugiées et requérantes d’asile d’Érythrée devraient recevoir une protection ainsi qu’un accès à tous les droits humains et aux services nécessaires dans leur pays de destination. Cela inclut le droit au travail, à l’éducation, à l’accès aux soins de santé et à un niveau de vie suffisant.»

A noter le préjugé véhiculé sur le recours à l’aide sociale.

  • Ce qui est FAUX. Tout d’abord, les personnes déboutées ne reçoivent pas l’aide sociale, mais une «aide d’urgence» de 10 frs par jour, liée à l’interdiction de travail qui leur est faite. La plupart préfèrent ce montant de survie, garantit par l'article 12 de la Constitution, qu’un retour vers l’Érythrée, pour les motifs évoqués par le rapporteur spécial de l'ONU (notamment).
  • Ce qui est VRAI. Le maintien durable à l’aide d’urgence des personnes déboutées est un non-sens et coûte bien plus d’argent pour la collectivité. Une récente étude universitaire sur le coût économique de l’interdiction de travail faite aux jeunes débouté·es de l’asile évalue la perte à 13 millions de francs sur 10 ans pour 32 jeunes seulement pour le canton de Genève. Une autorisation de travail serait une mesure bien plus simple à mettre en place qu’un énième arsenal administratif coûteux et illégal. 

Ressources utiles


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