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Notre regard

Droit d’asile | La raison saura-t-elle faire son retour au Parlement fédéral?

Sophie Malka

Une nouvelle législature a démarré le 4 décembre 2023, avec une composition renforcée à l’extrême droite et au centre. Sur les bureaux des nouvelles et nouveaux élu·es, des motions héritées du précédent parlement, dont certaines marquées par la surenchère électorale entre les partis de droite autour de la question migratoire. Celles et ceux qui font nos lois ont ainsi été appelé·es à porter atteinte de façon flagrante aux principes du droit d’asile et à placer la Suisse aux côtés de pays cherchant à démanteler les garde-fous du droit international. Être dépositaire des Conventions de Genève est-il une responsabilité trop lourde pour la Suisse ? Pourra-t-elle encore longtemps s’en prévaloir pour rayonner sur la scène internationale?

Parmi les textes les plus problématiques discutés les 19 et 20 décembre 2023, les motions miroirs déposées par deux ex-élu·es, l’un PLR l’autre UDC, voulant contraindre les autorités à modifier la pratique du SEM à l’égard des femmes afghanes. Et celle visant à expulser vers le Rwanda les débouté·es érythréen·nes de l’asile. Au moment où nous mettions sous presse, nous ne connaissions pas le sort réservé par la nouvelle Assemblée fédérale à ces propositions.

Ci-dessous, des extraits d’une argumentation élaborée en perspective de la session de décembre, notamment avec le secteur réfugié·es du Centre social protestant. Cette collaboration s’inscrit dans une volonté de s’allier avec d’autres organisations actives dans la défense du droit d’asile afin de parler d’une seule voix [1]Une collaboration en construction ! Avec le CSP Genève, Solidarité sans frontières et bientôt la Conférence asile romande. Solidarité sans frontières nous ouvre notamment une fenêtre sur la Suisse alémanique en diffusant ces textes en allemand. Une façon de valoriser notre travail de documentation, notamment statistique.

Refuser la qualité de réfugiée aux femmes afghanes ?

Une nouvelle attaque de la droite au droit d’asile

Éléments-clés

Les motions qui font l’objet d’une session spéciale le 20 décembre préconisent une violation fondamentale du droit d’asile en demandant de refuser celui-ci à des personnes dont on reconnaît qu’elles fuient des persécutions en Afghanistan.

L’argumentaire montre notamment que le spectre de l’«appel d’air» agité par les motionnaires est faux. Outre le respect du droit d’asile, la pratique du SEM permet surtout actuellement d’améliorer les conditions de vie et d’intégration de femmes et de filles qui se trouvent majoritairement déjà en Suisse en leur offrant l’accès à un statut moins précaire que le permis F. Les statistiques en témoignent.

Evolution statistique depuis le changement de pratique du 17 août 2023

Données concernant les femmes et filles afghanes

Tableau: Vivre Ensemble. Sources des données: Secrétariat d’Etat aux migrations

Ce que montre ce tableau

  • Le nombre de femmes et de filles récemment entrées en Suisse est resté stable, voire a diminué.
  • Le changement de pratique du 17 août 23 a eu un impact exclusivement sur les demandes de réexamen déposées par les femmes et les filles se trouvant déjà en Suisse avec un permis F, comme le montrent les chiffres ci-dessus. À fin août 2023, 3071 femmes afghanes se trouvaient en Suisse avec un permis F.

À noter que:

  • 42 % des données concernent des filles âgées de moins de 18 ans. Lorsqu’une famille dépose une demande de réexa- men, chaque membre de la famille est compté une fois.
  • Les tableaux statistiques publiés par le SEM tendent à surévaluer le nombre d’arrivées puisqu’ils incluent dans les demandes d’asile primaires les demandes de réexamen des ressortissant·es afghan·es en Suisse depuis plus de 5 ans. Le nombre réel d’ «arrivées en Suisse » est donc inférieur aux chiffres publiés. Dans les faits, selon le SEM, 700 demandes de réexamen ont été déposées en septembre et 300 en octobre, tous sexes et âges confondus.

La Suisse, pionnière d’une externalisation illégale ?

La motion Müller ternirait l’image du pays

Éléments-clés

Alors que la Cour suprême britannique a jugé illégal le plan du gouvernement britannique de délocaliser ses procédures d’asile au Rwanda [2]Le premier ministre britannique Rischi Sunak a déposé en janvier 2024 un nouveau projet de loi visant à surmonter le jugement de la Cour suprême. Celui-ci a passé la rampe de la Chambre des … Lire la suite) , le Conseil national devait examiner le 19 décembre 2023 une motion du Conseiller aux États Damian Müller (PLR) demandant d’y renvoyer les réfugié·es érythréen·nes débouté·es. Motion déjà acceptée par le Conseil des États lors de la session d’été, son contenu est pourtant truffé d’approximations et d’informations erronées. Notre décryptage pointe notamment son caractère manifestement illégal, coûteux et à la portée pratique réduite, comme le soulignait aussi le Conseil fédéral.

Au sujet de la légalité de la mesure, nous démentons, documents à l’appui, deux arguments fallacieux.

Le premier affirmant que le HCR a déjà un programme de délocalisation de réfugié·es vers le Rwanda, ce qui prouverait que le pays est « sûr ». C’est faux: l’action du HCR visait à une mise à l’abri temporaire de réfugié·es depuis la Libye en raison du danger dans lequel ces personnes se trouvaient. Une mesure urgente et provisoire, les personnes devant ensuite bénéficier d’une réinstallation ailleurs.

L’autre argument est lié à un projet suisse mort-né de collaboration avec le Sénégal dont la finalité était totalement différente et qui n’a jamais été mis en œuvre.

Parmi les autres points problématiques de la motion:

• Le nombre très restreint de personnes concernées (300 personnes en Suisse)

• Le coût de la mesure, incertain. Londres a déboursé plus de 120 millions de livres sterling dans le cadre de son accord, qui vient d’être jugé illégal.

• Ce qu’implique de se lier les mains avec un État tiers dans le cadre de ces accords d’externalisation. Les précédents dans l’histoire récente européenne sont la Libye et la Turquie, pays qui n’ont pas man- qué d’instrumentaliser le dossier migratoire dans le cadre de crises politiques. La volonté active du Rwanda auprès des États européens de jouer ce rôle de gestion migratoire doit être comprise à travers le prisme de ces enjeux géostratégiques.

• Le fait que le Rwanda n’est pas un pays sûr: les risques de refoulements vers le pays d’origine des requérant·es sont présents et ont été documentés dans le cadre d’accords avec d’autres pays par le passé. C’est ce qu’a conclu la Haute Cour

de justice britannique et c’est aussi ce qu’a reproché le HCR à cet accord.

L’illégalité de la mesure: pour procéder à un renvoi forcé vers un État tiers, la Suisse est tenue d’examiner le lien des personnes concernées avec le pays en question selon la loi. Elle devrait aussi garantir le respect des normes de droits humains par l’État tiers, ici le Rwanda, et devrait pour cela obtenir des garanties de Kigali. Or, l’approche des élections rwandaises en 2024 a été marquée par des violations des droits humains.

Damian Müller colporte par ailleurs l’idée que les Érythréen·nes n’auraient pas besoin de la protection de la Suisse et de ce fait, occupent des logements et pèsent sur l’aide sociale de façon illégitime. Nous déconstruisons, chiffres à l’appui, cette assertion et rappelons les propos du rapporteur spécial de l’ONU sur l’Érythrée: « Il est dangereux de renvoyer des personnes requérantes d’asile érythréennes dans leur pays d’origine vu le risque élevé qu’elles soient exposées à des violations de droits humains à leur retour. »

Accord migratoire avec l’Érythrée?

À lire également la prise de position de SOSF à l’encontre de la motion Minder, qui veut que le Conseil fédéral s’active pour conclure un accord migratoire avec l’Érythrée. SOSF dresse l’historique de l’acharnement politique en Suisse à l’encontre des réfugié·es érythréens·nes.


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Notes
Notes
1 Une collaboration en construction ! Avec le CSP Genève, Solidarité sans frontières et bientôt la Conférence asile romande
2 Le premier ministre britannique Rischi Sunak a déposé en janvier 2024 un nouveau projet de loi visant à surmonter le jugement de la Cour suprême. Celui-ci a passé la rampe de la Chambre des communes, mais pas celle de la Chambre des lords. Lundi 12 février, un rapport parlementaires jugeait cet accord « « fondamentalement incompatible » avec les obligations du Royaume-Uni en matière de droits humains. » (Le Monde, Au Royaume-Uni, un rapport parlementaire étrille le projet de loi qui permet l’expulsion de migrants vers le Rwanda, 12.02.24