Quelques clés de lecture pour décrypter les chiffres de l’asile
Elodie Feijoo | asile.ch
Certaines pratiques statistiques alimentent un discours d’abus d’asile et délégitimisent la présence des personnes demandant l’asile en Suisse. Tel est le cas lorsqu’on met en avant le taux d’octroi de l’asile plutôt que le taux de protection. Ou lorsqu’on inclut les décisions de non-entrée en matière dans le calcul du taux de protection, avec pour effet de gonfler le taux de rejet. L’analyse de certains chiffres de l’asile met en avant des choix surprenants de la part des autorités quant à la manière de comptabiliser.Enfants né·es en Suisse de parents réfugiés comptabilisé·es dans les demandes d’asile
Cette pratique concerne les enfants de demandeur·euses d’asile, mais aussi ceux des réfugié·es ou titulaires d’une admission provisoire en Suisse depuis de nombreuses années. À titre d’exemple, 57% des nouvelles demandes d’asile d’Érythréen·nes en 2023 étaient des naissances de bébés en Suisse. Sont également comptabilisées dans les demandes d’asile, les demandes multiples qui correspondent à toute demande formée dans les 5 ans suivant l’entrée en force d’une décision d’asile et de renvoi. C’est le cas par exemple des femmes et filles afghanes, déjà en Suisse, et ayant redéposé une demande d’asile suite au changement de pratique du Secrétariat d’État aux migrations (SEM) à leur égard. Les naissances de bébés et les demandes multiples montrent bien qu’une demande d’asile ne correspond donc pas nécessairement à une arrivée en Suisse ou à un flux migratoire.
«À titre d’exemple, 57 % des nouvelles demandes d’asile d’Érythréen·nes en 2023 étaient des naissances de bébés en Suisse.»
Un taux d’octroi de l’asile considérant les admissions provisoires comme des décisions négatives
Il est fréquent d’entendre que les demandeur·euses d’asile n’ont majoritairement pas de motifs d’asile, ou qu’un tiers – seulement – reçoit une décision positive en Suisse. Une façon de délégitimer leur présence et de renforcer un préjugé qui a la peau dure, celui d’une tromperie quant au besoin de protection. Concrètement, ce tiers de décisions positives correspond au taux d’«octroi de l’asile» qui comptabilise les admissions provisoires comme des décisions négatives. L’admission provisoire est octroyée aux personnes ne remplissant pas tous les critères nécessaires à l’octroi de l’asile, mais ayant un besoin de protection avéré[1]La législation européenne quant à elle prévoit une «protection subsidiaire» pour les personnes n’étant pas éligibles au statut de réfugié·e mais fuyant une guerre ou une situation de … Lire la suite Il s’agit majoritairement de personnes fuyant une guerre, une situation de violence généralisée, et dont le renvoi violerait les obligations internationales de la Suisse. Techniquement, une décision négative puis une décision de renvoi sont donc rendues, mais celui-ci ne pouvant être exécuté (car inexigible, illicite ou impossible), une admission provisoire est prononcée.
TAUX D’OCTROI/DE RECONNAISSANCE :
Nombre de décisions d’asile positives (octroi d’un permis B réfugié·e) par rapport au total de cas traités.
TAUX DE PROTECTION :
Somme des décisions d’octroi de l’asile (permis B réfugié·e) et des admissions provisoires (permis F), par rapport au total de cas traités.
Jusqu’en 2016, les admissions provisoires étaient exclusivement présentées par les autorités suisses comme des décisions négatives, et seul le taux d’octroi de l’asile était mentionné. Depuis, le SEM présente également le taux de protection – qui lui comptabilise les admissions provisoires comme des décisions positives de protection – dans ses bulletins statistiques et communiqués. Le taux de décisions positives passe du simple au double (de 25,7 % à 54,4 % en 2023) si on s’intéresse au taux de protection plutôt qu’au taux d’octroi de l’asile.
Un taux de rejet artificiellement gonflé grâce aux décisions de non-entrée en matière (NEM)
Contrairement aux directives européennes en matière de statistique, la Suisse comptabilise les NEM comme des décisions négatives. Alors que celles-ci ne reflètent pourtant pas le besoin de protection des personnes puisque leurs motifs de fuite ne sont pas examinés par les autorités. Elles indiquent uniquement qu’un autre État est responsable de mener la procédure d’asile. Une opération comptable qui tend à tirer le pourcentage de décisions d’asile positives vers le bas. Lorsque l’on sort les décisions de non-entrée en matière du calcul (31% des décisions), la Suisse reconnaît un besoin de protection dans 79 % des cas après examen des motifs de fuite pour l’année 2023.
Selon les statistiques transmises par le SEM à Eurostat (office de l’Union européenne qui produit des statistiques), le taux de protection atteint même 86% en 2023. Comment expliquer cette différence? Eurostat, contrairement au SEM, considère les admissions provisoires comme des décisions positives, écarte les NEM du calcul car considérées comme des non-décisions, et inclut uniquement les décisions entrées en force[2]Pour plus de détails voir: Camille Pagella & Duc-Quang Nguyen, « Chiffres de l’asile : les associations dénoncent les statistiques de la Confédération », Le Temps, 14.04.2024.
Les chiffres et leur supposée objectivité
«Une communication focalisée sur les chiffres donne une impression de neutralité, de vérité objective, alors que la façon de nommer et de comptabiliser est le reflet de certains choix.»
Les autorités, les discours politiques et l’actualité médiatique accordent une grande importance aux chiffres dans le domaine de l’asile: comparaison des demandes d’un mois à l’autre, d’une année à l’autre; taux d’octroi de l’asile; nombre de renvois effectués, etc. Ceux-ci servent de justification à certaines mesures politiques, comme l’a récemment montré l’instauration d’une procédure d’asile dite express pour «les personnes originaires de pays pour lesquels le taux d’octroi de l’asile est très faible» (communiqué du SEM, 01.03.24). Une telle communication focalisée sur les chiffres donne une impression de neutralité, de vérité objective, alors que la façon de nommer et de comptabiliser est le reflet de certains choix.
Décisions en première instance en 2023 (cas réglés sans radiations)
Quelle que soit leur histoire et les persécutions subies, des milliers de personnes sont traitées comme si leur demande d’asile n’était pas fondée et qu’elles n’avaient pas de raisons d’être là. Elles restent souvent dans l’incertitude durant des mois, sans protection ni mesure d’intégration.
Le Secrétariat d’État aux migrations propose encore des infographies laissant croire que seule une minorité des demandes d’asile examinées sont légitimes. Celles-ci alimentent les préjugés et les discours politiques de rejet.
Voir préjugé tromperie.
Notes
↑1 | La législation européenne quant à elle prévoit une «protection subsidiaire» pour les personnes n’étant pas éligibles au statut de réfugié·e mais fuyant une guerre ou une situation de violence généralisée. |
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↑2 | Pour plus de détails voir: Camille Pagella & Duc-Quang Nguyen, « Chiffres de l’asile : les associations dénoncent les statistiques de la Confédération », Le Temps, 14.04.2024 |