EUobserver | Pourquoi l’Union européenne cherche à délocaliser les procédures d’asile
Alejandro Tauber, EUobserver (traduction et adaptation, Marco Danesi, asile.ch)
Depuis plusieurs années, l’Union européenne développe des stratégies pour déplacer le traitement des demandes d’asile hors de ses frontières. Tandis qu’elles suscitent d’importants questionnements juridiques, éthiques et humanitaires, ces politiques gagnent de plus en plus du terrain sur la scène politique. En dix questions, un article de l’EUobserver, publié le 23 mai 2025, contextualise ces pratiques et leurs enjeux. Avec l’aimable autorisation de l’auteur, nous en proposons la traduction ci-dessous.

Depuis des années, EUobserver suit de près les efforts croissants de l’Union européenne pour déplacer le traitement des demandes d’asile hors de ses frontières – une politique qualifiée non sans hypocrisie « d’externalisation » ou « de gestion des frontières ».
Cette tendance controversée soulève d’importants questionnements juridiques, éthiques et humanitaires, même si elle devient de plus en plus politiquement acceptable.
Elle suscite également de sérieuses inquiétudes quant au respect de l’État de droit par l’UE et des droits fondamentaux des personnes concernées.
Comme il n’est pas toujours aisé de reconstituer le contexte à partir d’articles individuels, nous répondons ici aux questions les plus urgentes – et proposons une lecture complémentaire basée sur nos reportages détaillés.
1. Qu’est-ce que l’externalisation de l’asile dans le contexte de l’UE ?
Le terme fait référence à des politiques et des pratiques au moyen desquelles l’UE ou ses États membres visent à transférer la prise en charge des demandeurs d’asile – y compris leur accueil, le traitement de leurs demandes et potentiellement leur protection à long terme – vers des pays tiers, hors UE.
L’accord de l’UE avec Ankara en 2016, par exemple, a contribué à la mise en place d’une approche selon laquelle les Syriens devaient être renvoyés de Grèce vers la Turquie sans tenir compte de leur demande de protection internationale, basée sur le principe de « pays tiers sûr ».
Pour aller plus loin :
- EU leaders to discuss offshoring asylum centres to Turkey (2015)
- Europe’s solution to migration is to outsource it to Africa (2018)
2. Comment fonctionne réellement l’externalisation ?
Cette politique peut impliquer des accords formels avec des pays tiers — des pays hors Union européenne — pour accueillir des centres de traitement des demandes d’asile (comme l’accord conclu entre l’Italie et l’Albanie), des financements aux pays tiers pour qu’ils interceptent et prennent en charge les personnes migrantes avant qu’elles n’atteignent les frontières de l’UE (tel que l’accord UE-Tunisie), ou une organisation par laquelle certaines demandes de protection déposées au sein de l’UE seraient traitées ailleurs, comme c’est le cas avec la Turquie, considérée comme un pays « sûr » pour renvoyer les personnes concernées.
Pour aller plus loin :
- Libyan coast guard infiltrated by criminals, says EU commissioner
- EU unclear on legality of Italy-Albania deal to offshore asylum
3. Pourquoi l’UE poursuit-elle ces politiques ?
Plusieurs rapports d’EUobserver ont identifié un certain nombre de facteurs qui jouent un rôle dans le développement et l’accélération de la la mise en œuvre de politiques permettant à l’UE d’externaliser les procédures d’asile :
- Dissuasion: dissuader les demandeurs d’asile de tenter d’atteindre le territoire de l’UE.
- Réduire les arrivées: réduire le nombre de demandes d’asile déposées dans les États membres de l’UE.
- Pression politique: répondre aux pressions politiques nationales de certains États membres préoccupés par le flux de migrants vers leur pays.
- Partage perçu des charges: Une tentative (souvent critiquée) de déplacer le « fardeau » du traitement des demandes d’asile hors des États de l’UE, même si cela signifie de les transférer vers des pays disposant de moins de ressources et de surveillance.
Pour aller plus loin :
- The asylum files: deadlock and dead-ends (2017)
- The secrecy behind the EU’s plans to ‘externalise’ migration (2023)
4. S’agit-il d’un nouveau développement ?
Non. Un compte-rendu du Parlement européen de début 2024 indique qu’en 1984 déjà, le Danemark avait déposé un projet de résolution à l’Assemblée générale des Nations Unies visant à créer des « centres de l’ONU où les demandes d’asile pourraient être traitées, afin de coordonner la répartition des réfugiés entre tous les États ».
Au début des années 2000, plusieurs propositions ont été faites pour « externaliser » le traitement des demandes d’asile. Le Royaume-Uni (qui faisait alors partie de l’UE) et l’Allemagne ont tous deux proposé la création de centres d’asile en 2003 et 2005. Aucune de ces propositions n’a été adoptée.
Après l’augmentation du nombre de demandes d’asile entre 2014 et 2016, l’accord UE-Turquie sur l’asile a été signé, stipulant que « tous les nouveaux migrants en situation irrégulière et demandeurs d’asile arrivant de Turquie sur les îles grecques et dont les demandes d’asile ont été déclarées irrecevables doivent être renvoyés en Turquie », implémentant ainsi des politiques d’externalisation.
Pour aller plus loin :
- EU looks to African dictators for migration solutions (2014)
- EU leaders to discuss offshoring asylum centres (2015)
5. Quels sont les principaux exemples de délocalisation ?
Albanie: l’accord conclu en 2023 avec l’Italie vise à transférer des personnes interceptées dans les eaux internationales afin que leur demande d’asile soit traitée en Albanie, même si le traitement des demandes relève de la juridiction italienne – une innovation saluée par la présidente de la Commission européenne, Ursual Von der Leyen.
Tunisie: L’accord d’un milliard d’euros conclu entre l’UE et la Tunisie, dont 105 millions d’euros spécifiquement pour le contrôle des migrations, vise à endiguer les arrivées de migrants irréguliers vers l’Italie. L’accord a été décrit comme un modèle pour les futurs accords «cash-for-migrants ».
Libye: La Commission européenne a contribué au financement de la zone de recherche et de sauvetage de la Libye afin que ses garde-côtes puissent empêcher les personnes migrantes de débarquer sur le territoire de l’UE. De cette manière, les États de l’UE contournent l’interdiction de renvoyer en Libye les demandeurs d’asile et les réfugiés, compte tenu des violations des droits humains constatées sur place.
En 2023, des enquêteurs de l’ONU ont accusé les autorités libyennes de « pratique généralisée » de détention arbitraire, de meurtre, de torture, de viol, d’esclavage et de disparition forcée de migrants. Cependant, quelques mois plus tard, les garde-côtes libyens ont reçu leur premier patrouilleur financé par l’UE pour traquer les migrants, alors que la Commission européenne admettait ouvertement que certains de leurs membres étaient infiltrés par des bandes criminelles.
Turquie: L’accord de 2016 entre l’UE et la Turquie visait à freiner les arrivées de réfugiés syriens sur les îles grecques en échange de milliards d’euros de fonds et de concessions politiques à Ankara. Contrevenant à l’accord, la Turquie a cependant fermé ces frontières, bloquant en Grèce des milliers de migrants dans des conditions inhumaines, selon les rapports des défenseurs des droits humains.
Enfin, le nouveau pacte sur la migration: Le pacte de l’UE sur l’asile et la migration, en particulier son règlement sur les procédures d’asile, comprend une révision du concept de pays tiers sûr. Cette révision permet aux États membres de refouler plus facilement des demandeurs d’asile vers des pays hors UE où seront examinées leurs demandes de protection, même s’ils n’ont jamais mis les pieds dans ces pays.
Pour aller plus loin :
- EU backs launch of Albania-Italy migrant ‘offshoring’ deal (2024)
- EU lays groundwork to more easily offshore asylum (2025)
6. Quelles sont les principales critiques et préoccupations concernant ces politiques ? Pourquoi les qualifie-t-on de «cruelles» ?
Les reportages EUobserver mettent constamment en évidence plusieurs inquiétudes majeures soulevées par les organisations de défense des droits humains, des experts juridiques et des organismes internationaux.
Violations des droits de l’homme : risque de « refoulement » (renvoi de personnes vers un pays en danger), conditions de vie médiocres dans les centres offshore, manque d’accès à des procédures d’asile équitables et efficaces et risque d’abus dans les pays tiers.
Légalité : incompatibilité avec le droit international en matière d’asile (par exemple, la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés), le droit de l’UE (y compris la Charte des droits fondamentaux) et les constitutions nationales.
Lacunes en matière de responsabilité : difficulté à assurer le contrôle et l’obligation de rendre des comptes lorsque les procédures d’asile sont externalisées vers des pays en dehors du cadre juridique de l’UE.
Préoccupations éthiques: préoccupations morales au sujet du transfert de la responsabilité des personnes vulnérables vers des pays souvent moins équipés pour les gérer, et le risque de créer un système de droits à deux vitesses.
L’aspect pratique et le coût: de nombreux projets d’externalisation se heurtent à d’immenses obstacles logistiques et peuvent être extrêmement coûteux, avec une efficacité discutable par rapport aux objectifs souhaités.
Quant au qualificatif de « politiques cruelles », elle renvoie à la souffrance humaine potentielle, au déni d’accès à l’asile sur le territoire de l’UE et à l’abdication des responsabilités juridiques et morales. La découverte des détentions d’enfants migrants contribue également à cette perception de cruauté.
Pour aller plus loin :
- EU commission takes stand against Danish asylum law (2021)
- North Africa and the human cost of Europe’s ‘safe’ labels (2025)
7. Qui est favorable à ces politiques au sein de l’UE, et qui s’y oppose ?
Les partisans: EUobserver note que certains états membres, tels que l’Italie, le Danemark, la Hongrie, l’Autriche, les Pays-Bas et l’Allemagne sont de fervents défenseurs de ces politiques
Au niveau de l’UE, la Commission européenne, sous la direction d’Ursula von der Leyen, s’est montrée ouverte, voire a approuvé certaines initiatives d’externalisation, les considérant comme faisant partie d’une stratégie plus large de gestion des migrations. Le nouveau Pacte migratoire de l’UE reflète également un compromis qui inclue des éléments facilitant l’externalisation.
Parmi les opposants, la résistance vient des organisations de défense des droits de l’homme (Amnesty International, Human Rights Watch, etc.), des groupes de défense des réfugiés, du HCR (l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés), de nombreux juristes et de certaines parties du Parlement européen (en particulier les eurodéputés verts et de gauche). Ils soulèvent les questions juridiques et éthiques mentionnées ci-dessus.
Pour aller plus loin :
- Commission divisions open over asylum ahead of EU elections (2024)
- EU to expand deportation regime as Europe turns against migrants (2025)
8. La législation de l’UE permet-elle actuellement une délocalisation généralisée des demandeurs d’asile ?
Il s’agit d’un domaine très contesté.
Le nouveau Pacte sur les migrations de l’UE comprend des concepts tels que les « pays tiers sûrs » et des procédures aux frontières qui pourraient être interprétés comme facilitant l’externalisation. Toutefois, la délocalisation directe des personnes qui ont atteint le territoire de l’UE pour que l’intégralité de leur demande d’asile soit traitée ailleurs dans un pays tiers (comme dans le modèle Royaume-Uni-Rwanda ou Italie-Albanie) est confrontée à d’importants défis juridiques en vertu des directives existantes de l’UE en matière d’asile et de la Charte des droits fondamentaux.
La légalité dépend souvent d’interprétations spécifiques et de la possibilité de garantir une protection suffisante.
Pour aller plus loin :
- Polish and Danish EU presidencies press to strip safeguards from asylum outsourcing (2025)
- Does the fundamental right to seek asylum still exist in the EU of 2024? (2024)
9. Quelles sont les conséquences potentielles à long terme si ces politiques se généralisent ?
D’après l’analyse d’experts relayée par EUobserver, les conséquences potentielles sont les suivantes :
- Dégradation du système international de protection des réfugiés et du principe de l’asile.
- Augmentation des violations des droits humains et des souffrances pour les demandeurs d’asile.
- Atteinte à la crédibilité de l’UE en tant que défenseur des droits de l’homme et de l’État de droit.
- Risque d’instabilité dans les pays tiers chargés d’accueillir des demandeurs d’asile s’ils ne bénéficient pas d’un soutien adéquat ou si les accords sont mal conçus.
- « Nivellement vers le bas » : de plus en plus de pays dans le monde tentent de se décharger de leurs responsabilités en matière d’asile.
Pour aller plus loin :
- O’Flaherty: state of human rights in Europe ‘worst in my professional life’ (2025)
- EU asylum and anti-racism policies ‘inadequate’ and ‘abusive’, says Human Rights Watch (2025)
10. Quelle est la prochaine étape ? Cette tendance va-t-elle se poursuivre ?
Tout indique que les pressions en faveur de l’externalisation se poursuivront, et peut-être même s’intensifieront.
Dans le nouveau Pacte sur la migration et l’asile, la Commission propose des mécanismes de solidarité pour gérer les arrivées de demandeurs d’asile. Une partie du pacte prévoit notamment que les États membres puissent organiser et financer l’expulsion de personnes de nationalités spécifiques, s’ils ont conclu des accords bilatéraux avec ces États – externalisant à nouveau les procédures d’asile.
L’appétit politique de plusieurs États membres reste conséquent et le nouveau pacte européen sur les migrations fournit un cadre qui pourrait être utilisé pour promouvoir ces objectifs. Il est probable qu’à l’avenir les accords bilatéraux se multiplient, avec de « projets pilotes » et un débat politique continu sur la légalité et la moralité de ces approches.
Pour aller plus loin :
EUobserver est un média à but non lucratif qui couvre les affaires européennes peu médiatisées depuis 2000. Il couvre l’actualité et els dossiers de l’Union européenne mettant en lumière des décisions, des politiques et des débats que d’autres négligent. La plateforme a pour objectif de soutenir la démocratie européenne en fournissant aux citoyens et aux institutions les informations dont ils ont besoin pour demander des comptes aux institutions européennes. EUobserver est « radicalement » indépendant et dépend principalement de ses membres pour financer ses activités.