Pologne | Le reflet d’une Europe à la frontière de ses principes
Valentine Schmidhauser
Depuis le 13 mars 2025, les autorités polonaises ont la possibilité de refuser temporairement le dépôt des demandes d’asile dans certaines zones frontalières pour une durée de 60 jours renouvelables[1]Infomigrants, «La Pologne entérine sa loi limitant le droit d’asile», Maïa Courtois, 14 mars 2025.. Une mesure que le Premier ministre Donald Tusk présente comme un «outil de protection nationale» face à la manipulation des flux migratoires orchestrée par Moscou et Minsk. Malgré les critiques de nombreuses ONG, cette décision a été validée par la Commission européenne avant d’être entérinée par le gouvernement polonais. L’élection du nouveau président nationaliste Karol Nawrocki n’y changera probablement rien.

DES TENSIONS PERSISTANTES

Depuis 2021, la frontière entre la Pologne et le Bélarus, point d’entrée vers l’Europe, est sous tension permanente. À l’automne de cette année-là, des milliers de personnes étaient bloquées dans des conditions dramatiques près du village polonais d’Usnarz Gorny, sous l’œil des caméras du monde entier[2]Infomigrants, «UE: plus de 10 000 migrants patientent à la frontière biélorusse, d’après la douane polonaise», 7 septembre 2021.. Évoquant une «attaque hybride», la Pologne accusait le Bélarus et la Russie d’orchestrer ces arrivées via l’octroi massif de visas[3]Infomigrants, «La Commission européenne autorise la Pologne à limiter le droit d’asile en cas d' »instrumentalisation »», 12 décembre 2024..
Moins visibles, mais toujours bien réelles, ces arrivées s’étalent aujourd’hui sur toute la province de Podlaski. Celle-ci couvre la majorité des 186 km de frontière que partage la Pologne avec le Bélarus. D’après la porte-parole des garde-frontières Katarzyna Zdanowicz, plus de 26 000 tentatives de passage ont été détectées en 2023, certaines personnes tentant plusieurs fois de franchir la frontière[4]Infomigrants, « »You shouldn’t be attached to life to come here: Tales from the Polish-Belarusian Border« », Marlène Panara, 2 mai 2024.. En 2024, 13 000 refoulements[5]Center for Peace Studies, Pushed, Beaten,Left to Die – European pushback report 2024, 17 février 2025. ont été comptabilisés par les autorités polonaises. Le 18 mars 2025, Oxfam a publié un rapport mettant en lumière les violences et la torture dont les personnes refoulées au Bélarus sont victimes[6]Oxfam International, Brutal Barriers: Pushbacks, violence and the violation of human rights on the Poland-Belarus border, Charlotte Greener et Dominika Ożyńska,18 mars 2025..
UNE STRATÉGIE ILLÉGALE ?
Ces tensions prolongées ont servi de justification à une série de mesures législatives qui redessinent drastiquement la politique migratoire de la Pologne. En octobre dernier, le gouvernement polonais approuvait sa stratégie pour la période 2025-2030, intitulée «Reprendre le contrôle, garantir la sécurité»[7]Le Temps, «La facette la moins reluisante de la Pologne, à la tête de la présidence tournante de l’UE: sa gestion de l’asile», Valérie de Graffenried, 16 avril 2025.. Un projet comprenant entre autres la possibilité pour les autorités de refuser le dépôt de demandes d’asile sur une zone déterminée de leur territoire, et ce pour une durée de 60 jours. Désormais validée par le Parlement et ratifiée par le président Andrzej Duda, cette loi est entrée en vigueur en mars[8]Migreurop, «Revue de presse mars 2025», 9 avril 2025..
Ce changement s’inscrit dans un contexte politique plus large: en décembre 2024, la Commission européenne reconnaissait exceptionnellement la possibilité pour les États membres de prendre des mesures face à des «menaces hybrides»[9]European Union, Commission steps up support for Member States to strengthen EU security and counter the weaponisation of migration, 11 décembre 2024. . Par cette déclaration, elle autorisait la Pologne à limiter le droit d’asile en cas d’«instrumentalisation».
Cette décision et la loi qui en découle, en complète violation du droit international régi par la Convention de Genève de 1951, suscitent l’indignation des ONG. Dinushika Dissanayake, directrice régionale adjointe pour l’Europe à Amnesty International, pointe une stratégie «clairement illégale»[10]Amnesty International, «Pologne: Le projet de suspendre le droit de solliciter l’asile est « clairement illégal »», 16 octobre 2024. et accuse l’UE de fermer les yeux sur des violations systématiques du droit d’asile. Pire, elle l’encourage même: en décembre 2024, ce n’étaient pas moins de 52 millions d’euros que l’UE allouait à la Pologne pour renforcer la surveillance et ses infrastructures à la frontière avec le Bélarus[11]Politico, «Poland accused of brutality as Belarus border crackdown escalates», 18 mars 2025..
Alors que la Pologne assure jusqu’en juin la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne, la modification de sa politique migratoire, avalisée par la Commission européenne, soulève un profond questionnement: quel est le poids réel des principes fondateurs de l’Europe – respect de la dignité et des droits humains – lorsqu’ils peuvent être suspendus sans conséquence ? En validant la suspension temporaire de ce droit, Bruxelles avalise un glissement dangereux – celui d’un droit d’asile à géométrie variable, soumis aux rapports de force et aux intérêts géopolitiques.
QU’EST-CE QUE L’INSTRUMENTALISATION DE LA MIGRATION?
L’instrumentalisation de la migration en désigne l’usage stratégique à des fins politiques[12]Amnesty International, «Union européenne. Le nouvel accord sur les migrations est « dangereux et disproportionné »», 4 octobre 2023.. Ce phénomène n’est pas nouveau: la Libye a longtemps joué ce jeu, sachant la sensibilité européenne sur la question, pour obtenir des moyens financiers et un retour sur la scène politique internationale dont elle a longtemps été bannie. Après avoir conclu un accord migratoire (très lucratif) avec l’UE en 2016, la Turquie a menacé à plusieurs reprises d’ouvrir ses frontières pour faire pression sur l’Europe. La Russie a quant à elle été accusée d’accentuer les mouvements de population vers l’ouest, en intensifiant ses frappes aériennes dans les zones frontalières syriennes[13]The Conversation, «Belarus: border crisis with Poland loses sight of the people trapped in the middle», Nando Sigona, 9 novembre 2021..
Ces pratiques s’opposent par essence aux principes du droit international garantis par la Convention de Genève sur les réfugié·es de 1951 et la Déclaration universelle des droits de l’homme. En utilisant les personnes en exil comme leviers politiques, les États bafouent leurs droits fondamentaux tout en s’attaquant au régime de protection internationale mis en place au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. En tolérant, voire en soutenant de telles mesures, y compris au motif de l’«urgence», l’Union européenne contribue elle aussi à le fragiliser. Sa lecture sécuritaire de la migration – présentée avant tout comme une «menace» – contribue à la rendre captive de chantages proférés par des États souvent illibéraux ou totalitaires. Une perspective sécuritaire que le Pacte européen sur la migration, adopté en mai 2024, entérine. Or, ce n’est qu’en changeant de paradigme qu’elle pourrait réellement résister à toute forme d’instrumentalisation.
Valentine Schmidhauser, collaboration Sophie Malka
DONNÉES SOCIO-DÉMOGRAPHIQUES
- CAPITALE Varsovie
- RÉGIME POLITIQUE République parlementaire
- PRÉSIDENT Karol Nawrocki (mai 2025)
- PREMIER MINISTRE Donald Tusk (chef du gouvernement)
- LANGUE OFFICIELLE Polonais
- POPULATION 38 millions (2025)
- DONNÉES MIGRATOIRES 9 513 demandes d’asile en 2023[14]Asylum Information, Database, Country Report: Statistics Poland