Sri Lanka | La Suisse responsable de retours qui se terminent mal?
Emma Lidén
Avocate à Genève au sein de l’Étude Peter & Moreau et membre du comité d’elisa-asile
Torturé et violé à son retour au Sri Lanka, il demande réparation à la Suisse qui lui avait refusé sa protection. Une procédure menée par un cabinet d’avocat·es qui questionne la responsabilité de la Suisse dans son analyse défaillante et de la non-prise en compte des rapports, notamment de l’ONU, sur la situation dans le pays. Et qui appelle plus largement à ce que les autorités opèrent un changement de pratique concernant le Sri Lanka, d’autant que ce n’est pas la première fois que sa politique a des conséquences aussi lourdes. Emma Lidén, avocate à Genève au sein de l’Étude Peter & Moreau et membre du comité d’elisa-asile, revient sur cette procédure [réd.]
Une requête d’indemnisation pour torture après renvoi au Sri Lanka

La garantie de non-répétition est une des composantes du droit à la réparation, un principe fondamental des droits humains. C’est ainsi avec consternation que mon collègue Bénédict de Moerloose et moi avons reçu le témoignage d’un homme tamoul, torturé à son retour au Sri Lanka après avoir été débouté de sa demande d’asile, en dépit de trois demandes de réexamen motivées par des craintes concrètes et étayées de persécution.
En 2014, la Confédération avait déjà admis «s’être trompée» après le renvoi de deux personnes déboutées vers le Sri Lanka.[1]RTS, La Confédération admet s’être trompée sur le renvoi de Tamouls, 26 mai 2014 En 2017, dans une affaire X c. Suisse, la Suisse a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) pour le renvoi illicite d’un autre Tamoul vers Colombo.[2]CrEDH, X. v. Switzerland (2017) n° 16744/14 Régulièrement, des organisations de droits humains alertent sur le risque persistant touchant les ressortissant·es tamouls.[3]HRW, UN Report Details Sri Lanka’s Dire Rights Situation, 26 août, 2024 Pourtant, la Suisse continue d’ordonner des renvois vers le Sri Lanka, en violation de ses obligations internationales, mettant en péril la vie et l’intégrité de personnes en quête de protection.
Demande d’indemnisation pour torture
En février 2025, nous avons déposé une demande d’indemnisation contre la Confédération suisse au nom de notre mandant, un demandeur d’asile tamoul renvoyé vers le Sri Lanka en dépit d’alertes documentées sur les risques encourus. Le renvoi, ordonné en 2022 après plusieurs rejets, a conduit à son enlèvement, sa détention arbitraire et sa torture. Ce qu’il avait annoncé s’est réalisé.[4]RTS, Torturé et violé après son renvoi, un requérant d’asile tamoul demande réparation à la Confédération, 11 mars 2025
Ancien membre des LTTE, recruté dès l’adolescence, il est grièvement blessé durant le conflit. Après 2009, il est détenu à plusieurs reprises et soumis à des actes de torture. Face à la persécution persistante, il fuit et dépose une demande d’asile en Suisse en 2015.
Malgré un récit cohérent et des marques visibles de torture, sa demande est rejetée. Ni le SEM ni le Tribunal administratif fédéral (TAF) ne le croient. Ses demandes de réexamen, fondées sur des éléments nouveaux (convocations policières, disparitions d’anciens collègues, plaintes déposées par son épouse) sont également rejetées.
En février 2022, pour éviter une expulsion imminente et par crainte de se faire arrêter à l’aéroport, il organise lui-même son retour au Sri Lanka. Quelques semaines après son retour, il est enlevé par des hommes armés, détenu dans un lieu inconnu, battu, interrogé et torturé : coups, brûlures, simulacres de noyade, violences sexuelles et viol. Il est libéré après huit jours, dans un état critique.
Grâce à un passeur, il parvient à quitter le pays et obtient l’asile au Royaume-Uni en 2024. L’ONG International Truth and Justice Project juge son cas crédible, et une experte médico-légale conclut, selon le Protocole d’Istanbul, à un syndrome de stress post-traumatique sévère, avec séquelles physiques et psychiques compatibles avec la torture.
Aujourd’hui réfugié au Royaume-Uni, notre mandant demande réparation pour les préjudices subis, en raison des manquements des autorités suisses à leurs obligations au regard de l’article 3 CEDH et de la Convention contre la torture.
Responsabilité engagée et droit à la réparation
La demande d’indemnisation s’appuie sur la Loi sur la responsabilité de la Confédération (LRCF), l’article 3 CEDH (Interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants) et la Convention contre la torture. Elle reproche aux autorités suisses un manquement à leur devoir de diligence dans l’examen de la demande d’asile, ayant conduit à un renvoi illicite et à des actes de torture.
Dans l’arrêt X c. Suisse (2017) qui concernait également un requérant d’asile tamoul renvoyé vers le Sri Lanka, la CrEDH a rappelé que l’État engage sa responsabilité lorsqu’il renvoie une personne ayant soulevé des motifs sérieux de risque de traitement contraire à l’article 3 de la Convention. En effet, l’analyse doit être rigoureuse et le bénéfice du doute accordé aux requérants d’asile, souvent en situation de vulnérabilité.[5]CrEDH, F.G. v. Suède, n° 43611/119
Bien que notre mandant ait obtenu l’asile au Royaume-Uni, il tient à obtenir une réparation de la part de la Confédération pour le tort subi et demande également au SEM de suspendre les renvois vers le Sri Lanka. À travers sa requête en indemnisation, il rappelle que le droit à la réparation est un principe fondamental du droit international des droits humains. Il en découle que les États doivent garantir des recours utiles et une réparation adéquate, effective et rapide.
Toujours dans l’affaire X c. Suisse (2017), la Suisse plaidait que le requérant ne pouvait plus se prétendre victime puisqu’il avait obtenu l’asile. La Cour a rejeté cet argument, rappelant qu’une réparation appropriée et suffisante doit tenir compte de l’ensemble des circonstances de l’espèce, en particulier de la nature de la violation constatée. En l’occurrence, lorsqu’il y a violation de l’article 3 CEDH, l’une des dispositions les plus fondamentales de la Convention, il en découle un droit à une indemnisation pour le préjudice moral subi.
Enfin, le droit international exige que la réparation soit pleine et effective, ce qui implique notamment des garanties de non- répétition. Cette requête vise, malheureusement sans grand optimisme, à amener la Suisse à réviser sa pratique pour prévenir que d’autres subissent le même sort.
Il reste néanmoins que tant que des atteintes graves aux droits humains persistent au Sri Lanka, documentées de manière crédible (c.f. notamment le rapport récent du Conseil des droits de l’homme sur la situation au Sri Lanka)[6]UN, A/HRC/57/19 : Situation of human rights in Sri Lanka – Comprehensive report of the United Nations High Commissioner for Human Rights, 22 août 2024, la Suisse ne peut se soustraire à ses obligations de protection et de prévention de la répétition dans l’examen des demandes d’asile des Tamouls.
La Suisse et les réfugiés du Sri Lanka
Les Tamouls du Sri Lanka et la Suisse partagent une longue histoire. Pendant et dans les années qui ont suivi la guerre civile (1983–2009), la Suisse a accueilli de nombreux·ses réfugié·es tamoul·es, fuyant la violence et les violations massives des droits humains. L’après-guerre a été marquée par des disparitions forcées, une torture systématique ciblant les personnes ayant un lien réel ou supposé avec les Tigres de libération de l’Eelam Tamoul (LTTE)[7]ITJP, Torture report, p. 9. Après la fin de la guerre civile, l’attention internationale s’est peu à peu détournée du Sri Lanka. Malgré des récits récurrents et toujours actuels6 de surveillance, d’intimidation et de torture, le pays est de plus en plus perçu comme « sûr ». Depuis 2016, la Suisse considère généralement le renvoi vers les provinces du Nord et de l’Est comme raisonnable, procédant à des retours forcés. En 2024, seul·es 26,5 % des requérant·es ont obtenu l’asile ou une admission provisoire selon les autorités.[8]Un taux de protection de 35 % si l’on exclut les décisions de non entrée en matière. Source : asile.ch d’après les données du SEM.
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Notes
| ↑1 | RTS, La Confédération admet s’être trompée sur le renvoi de Tamouls, 26 mai 2014 |
|---|---|
| ↑2 | CrEDH, X. v. Switzerland (2017) n° 16744/14 |
| ↑3 | HRW, UN Report Details Sri Lanka’s Dire Rights Situation, 26 août, 2024 |
| ↑4 | RTS, Torturé et violé après son renvoi, un requérant d’asile tamoul demande réparation à la Confédération, 11 mars 2025 |
| ↑5 | CrEDH, F.G. v. Suède, n° 43611/119 |
| ↑6 | UN, A/HRC/57/19 : Situation of human rights in Sri Lanka – Comprehensive report of the United Nations High Commissioner for Human Rights, 22 août 2024 |
| ↑7 | ITJP, Torture report, p. 9 |
| ↑8 | Un taux de protection de 35 % si l’on exclut les décisions de non entrée en matière. Source : asile.ch d’après les données du SEM. |