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Republik | De retour au Sri Lanka, le cauchemar a commencé

Quelles sont les conséquences d’un renvoi vers son pays d’origine ? Si les circonstances même du retour forcé sont souvent tues, l’accueil et la réinstallation de celles et ceux qui ont une fois quitté leur pays en cherchant refuge à l’étranger est une boîte noire que les autorités suisses se gardent d’ouvrir. Après avoir retrouvé certains retournés en Érythrée, les journalistes d’investigation du média Republik relatent le récit de Malik T. dont la demande d’asile est refusée et qui est renvoyé au Sri Lanka.
En février 2022, Malik T. est renvoyé de Suisse vers un pays en pleine situation chaotique. Après seulement quelques semaines il sent que la menace vis-à-vis de la communauté musulmane à laquelle il appartient est encore présente. Se sentant persécuté, il s’adresse aux autorités suisses comme cela lui avait été conseillé lors du renvoi. Celles-ci tentent de l’apaiser en lui conseillant, si besoin, de s’adresser à la police. Mais quelques mois plus tard, c’est la police qui viendra « kidnapper » Malik T.: ils le soumettent à des interrogatoires et des tortures pour lui faire avouer des faits qu’il n’a pas commis. Après avoir été relâché, Malik dénonce ces agissements à la Commission des droits de l’homme du Sri Lanka ce qui le met encore plus en danger par rapport aux autorités. Convoqué comme prévenu au tribunal en août 2022, Malik T. a tenté de s’y rendre mais s’est fait agresser la veille par cinq hommes masqués. Hospitalisé à la suite de ses blessures, il n’a pas pu se rendre au tribunal.

Alors que de nombreuses organisations internationales et suisses appellent la Suisse à stopper le renvoi vers le Sri Lanka, le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) les considère « justes et raisonnables ». Reste à savoir pour qui…

Le magazine en ligne Republik a publié « Zurück in Sri Lanka begann der Albtraum » fruit d’un travail d’investigation de Carlos Hanimann, Nivethan Nathakumar et Kento Ilda, le 11 octobre 2022.
La rédaction nous a donné son accord pour republication via une traduction française effectué par l’équipe de Vivre Ensemble.

De retour au Sri Lanka, le cauchemar a commencé

Von Carlos Hanimann, Nivethan Nanthakumar (Texte) et Kento IIDA (Illustration), 11.10.2022

La Suisse rejette sa demande d’asile et le renvoie dans le pays qu’il a fui. Là-bas, l’homme est poursuivi, arrêté et battu. Mais le Secrétariat d’Etat aux migrations maintient sa pratique en matière de renvoi.

Photo by Brian Kyed on Unsplash

Malik T. se doutait que ce voyage ne se terminerait pas bien. Or, c’était plus qu’un pressentiment. Avant d’être mis dans un avion à Zurich le 21 février 2022 en direction de Colombo, la capitale du Sri Lanka, Malik T. a exprimé très clairement ses craintes.
Il n’est pas en sécurité au Sri Lanka, a-t-il déclaré aux agents de migration suisses. Il a prévenu : sa vie est en danger.
C’est ce que Malik T. décrit dans une lettre qu’il a récemment envoyée au Secrétariat d’État aux migrations et dans laquelle il décrit ce qui lui est arrivé depuis son expulsion vers le Sri Lanka.

Malik T. s’appelle en réalité autrement. Cet homme de 33 ans avait fui l’île de l’océan Indien pour l’Europe il y a plus de sept ans afin de chercher protection en Suisse. Car Malik T. est musulman et originaire du sud du Sri Lanka, majoritairement bouddhiste. A l’époque, il a été exposé régulièrement à des attaques islamophobes, dit-il.

En 2014, il a été victime d’émeutes nationalistes : des bouddhistes cinghalais, présumés appartenir à l’organisation Bodu Bala Sena, ont attaqué des personnes musulmanes et leurs propriétés. Il y a eu plusieurs morts et de nombreux blessés. De nombreux musulman·es ont dû quitter leurs maisons. Malik T., alors âgé de 26 ans, a été menacé de mort à plusieurs reprises. La police, dit-il, a refusé de l’aider. Il a alors décidé de quitter le pays.

En Suisse, Malik T. a vécu quatre ans en tant que demandeur d’asile dans le nord du canton de Zurich. Puis sa demande a été rejetée en 2019. Comme les nationalistes de Bodu Bala Sena avaient fortement perdu en visibilité et en popularité, le danger pour Malik T. semblait également avoir diminué.

Toutefois, des voix s’élevaient déjà à l’époque pour avertir que les ressentiments antimusulmans pourraient augmenter sous le président nouvellement élu Gotabaya Rajapaksa. Depuis, les bouddhistes extrémistes ont regagné en influence. Malik T. avait alors attiré l’attention des autorités suisses sur ce point. Sans succès. Depuis 2016 déjà, le Secrétariat d’État aux migrations a de nouveau expulsé des personnes vers toutes les régions du Sri Lanka et a poursuivi cette pratique après 2019.

C’est le cas de Malik T. Et lorsqu’il est arrivé au Sri Lanka en février 2022, un véritable cauchemar a commencé pour lui.

Les autorités suisses tentent d’apaiser

Le Sri Lanka traverse depuis des années une grave crise économique et politique. L’année dernière, la situation s’est encore aggravée lorsque les denrées alimentaires se sont raréfiées et que les prix ont fortement augmenté. A cela s’est ajouté l’effondrement du tourisme pendant la pandémie et, au début de cette année, la guerre d’agression russe contre l’Ukraine.

Les prix des denrées alimentaires ont explosé, le pays a manqué d’électricité et d’essence, les médicaments se sont raréfiés, le gouvernement ne pouvait plus payer ses factures.

Des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue à partir de mars de cette année pour manifester contre le gouvernement. Les protestations se sont terminées par des émeutes : les manifestants ont pris d’assaut les propriétés de politiciens du parti au pouvoir, incendié des maisons et tenté de pénétrer dans la résidence privée du Premier ministre Mahinda Rajapaksa, le frère du président. Le Premier ministre a démissionné en mai. Début juillet, le président Gotabaya Rajapaksa s’est réfugié aux Maldives, mais les protestations se sont poursuivies. Des manifestantes ont même incendié le palais présidentiel et la résidence du Premier ministre par intérim jusqu’aux fondations.

Bref, le pays est plongé dans le chaos depuis des mois.

Le gouvernement agit d’autant plus durement contre les manifestants. La situation des droits de l’homme est désastreuse. Surveillances, intimidations, visites inopinées de policiers et d’agents des services secrets sont monnaie courante. Les violations des droits de l’homme restent souvent impunies.

C’est au milieu de ce chaos que Malik T. doit trouver ses repères. De plus, quelques semaines seulement après son arrivée, un sentiment étrange s’est emparé de lui :

Il se sentait persécuté.

Il entendait régulièrement dire qu’il était recherché. Malik T. dit qu’il s’agissait d’agents des services secrets et de policiers. Mais il ne le sait pas exactement. Les hommes qui le recherchaient portaient généralement des vêtements civils.

Environ deux mois après son expulsion vers le Sri Lanka, Malik T. a voulu demander de l’aide. Il s’est adressé aux autorités suisses, comme on le lui avait conseillé avant son expulsion : s’il rencontrait des problèmes au Sri Lanka, il devait s’adresser à l’ambassade suisse.

Le 1er mai 2022, il rédige donc un e-mail à l’intention de l’ambassade à Colombo. La République l’a reçu. Malik T. explique que la police le recherche « jour et nuit depuis plus d’un mois ». Un groupe d’inconnus serait également à ses trousses. « Je ne peux pas vivre ici comme ça », écrit-il. « J’essaie de quitter le pays ».

Un cadre de l’ambassade résout le problème qui pourrait survenir avec une gentillesse toute suisse. Il confirme la réception du courrier et fait ce que les fonctionnaires de l’immigration ont fait avant lui avant l’expulsion : Il rassure. On sait par expérience que la police vérifie régulièrement les adresses de personnes qui, comme Malik T., ont été absentes du pays pendant une longue période.

Entre les lignes, le message est le suivant : pas de panique.

Le collaborateur de l’ambassade donne un conseil inefficace à Malik T. : qu’il se présente à la police. Et si la police ne se comporte pas conformément à la loi, il devrait s’adresser à la Commission des droits de l’homme du Sri Lanka.
En effet, Malik T. devra bientôt s’y rendre.


Suspendu la tête en bas

Car ce qui, pour l’ambassade suisse, peut apparaître comme le fantasme d’un requérant d’asile débouté, se révèle rapidement être une amère réalité. C’est ce que confirment des enregistrements de caméras de surveillance et des photos dont dispose Républik. On y voit des hommes en civil se présenter devant la maison de Malik T.. Parfois, ils sonnent simplement, parfois ils essaient de loucher par-dessus le portail et de jeter un coup d’œil à l’intérieur de la maison. Sur une vidéo, les hommes parlent à l’épouse de Malik T.

Ce qu’ils veulent exactement n’est pas clair. La seule chose qui est sûre, c’est qu’ils sont à la recherche de Malik T.

Début juin 2022, ce qui se dessinait depuis des semaines se produit : Malik T. est arrêté – c’est du moins ainsi que les documents judiciaires qualifieront plus tard l’événement. Mais Malik T. a un autre souvenir des événements. Il parle d’enlèvement, de détention illégale et de torture.

Il est tôt dans la soirée du 9 juin, peut-être 17 ou 18 heures, lorsque Malik T. marche dans une rue de Tangalle, dans le sud du Sri Lanka, et qu’un minibus s’arrête soudainement à côté de lui. Six ou sept hommes sautent du véhicule et lui demandent de monter immédiatement à bord. Ils lui lient les mains et lui bandent les yeux. Ainsi, il ne voit pas où on l’emmène.

Les hommes prétendent être des policiers. Ils ne montrent pas leurs cartes d’identité. Ils accusent Malik T. d’avoir protesté contre le gouvernement, d’avoir attaqué la maison d’un haut fonctionnaire à coups de pierres et d’avoir détruit une statue du Premier ministre.

Pendant trois jours, Malik T. est aux mains de ces hommes. Il ne sait pas où exactement. Il suppose toutefois qu’il se trouve dans un bâtiment de la police judiciaire.
Il dit à Republik que les hommes l’y ont ligoté, pendu la tête en bas et frappé avec un bâton. Il peut attester de ses blessures par des certificats médicaux. L’arrestation est également documentée. Mais les hommes indiquent une date erronée dans les documents officiels. Ils dissimulent ainsi le fait que Malik T. a été détenu illégalement les deux premiers jours. Pendant ces jours, les hommes font de Malik T. un dangereux insurgé qui doit être enfermé.

Les hommes veulent savoir à quelle organisation politique il appartient, pourquoi il s’est enfui en Suisse. Ils le menacent de bloquer son passeport. Ils prennent le téléphone portable de Malik T. et y trouvent des photos d’une manifestation à Zurich, lors de laquelle il réclamait avec d’autres compatriotes « la liberté pour les prisonniers politiques » – pour les hommes, c’est une preuve suffisante que Malik T. doit être jugé.

Deux jours plus tard, comme Malik T. le décrit dans une lettre adressée à l’ambassade de Suisse à Colombo, il a été remis à la police locale de Tangalle. L’accusation : Malik T. aurait participé à l’attaque de la maison d’un politicien. Il sera libéré sous caution et une audience du tribunal est prévue pour fin août.

Malik T. nie toutes les accusations : Il n’a participé à aucune manifestation au Sri Lanka et n’a ni détruit de statues, ni jeté des pierres ou mis le feu à des maisons. Selon une lettre de son avocat, Malik T. suppose plutôt qu’il est persécuté en raison de son ethnie et de sa religion et qu’il est couvert de fausses accusations. Comme lorsqu’il a quitté le pays en 2014.

Malik T. craint en outre d’être encore persécuté parce qu’il s’est adressé à la Commission des droits de l’homme du Sri Lanka après son arrestation et a dénoncé les dysfonctionnements de la police et de la justice. C’est pourquoi, selon Malik T., la police veut se venger de lui.

Depuis plusieurs semaines, Malik T. se cache chez des connaissances. Il « craint pour sa vie », dit-il.

« En principe admissible et raisonnable ».

Fin juillet, l’Organisation mondiale contre la torture, une alliance d’organisations non gouvernementales, a émis de vives critiques à l’encontre de la Suisse. Dans une lettre ouverte à la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter, dont le département comprend l’Office fédéral des migrations, l’alliance a exigé que la Suisse cesse les renvois vers le Sri Lanka. L’Organisation suisse d’aide aux réfugiés s’est jointe à elle et le conseiller national PS Christian Dandrès a également demandé l’arrêt des renvois. Il a déclaré au « Tages-Anzeiger » : « La Suisse doit s’attendre à ce que les personnes expulsées vers le Sri Lanka soient menacées dans leur vie et leur intégrité corporelle ». Mais le Secrétariat d’Etat aux migrations a fait savoir qu’il continuait à maintenir les expulsions vers le Sri Lanka.

La dureté de la pratique suisse en matière de rapatriement a été critiquée à plusieurs reprises par le passé. Que ce soit dans le cas de l’Afghanistan, où le Secrétariat d’Etat aux migrations voulait encore réserver des vols de renvoi alors que la prise de pouvoir des talibans se profilait déjà clairement. Que ce soit dans le cas du Sri Lanka, où la Suisse a renvoyé des requérants d’asile déboutés peu après la fin de la guerre civile en 2009.

Ce n’est qu’en 2013, lorsque deux Tamouls ont été arrêtés et torturés à leur arrivée au Sri Lanka, que la Confédération a suspendu les expulsions. La Cour européenne des droits de l’homme a ensuite jugé que la Suisse avait violé l’interdiction de la torture en expulsant des personnes vers le Sri Lanka.

De toute évidence, les autorités suisses s’accommodent de tels cas. Ce printemps, le Comité contre la torture de l’ONU a réprimandé la Suisse pour la troisième fois en un an parce qu’elle voulait expulser une femme vers l’Erythrée alors qu’elle risquait d’y être torturée. Dans ce cas, le Secrétariat d’Etat aux migrations a renoncé à une expulsion vers un lieu de torture probable. Dans d’autres cas, il semble avoir mal évalué le danger.

Sur demande, le secrétariat d’Etat écrit qu’il considère actuellement le retour au Sri Lanka comme « en principe admissible et raisonnable ». Dernièrement, en août, trois personnes ont été « renvoyées » au Sri Lanka, deux autres sont reparties volontairement. Pour des raisons de protection des données, le service des migrations ne souhaite pas commenter le cas de Malik T.. La recevabilité et l’exigibilité sont toutefois « toujours examinées au cas par cas ».

Dans le cas de Malik T., cela ne s’est pas bien terminé.

Son cas, portant le numéro de dossier 48810, aurait dû être jugé le 31 août 2022 par un tribunal de Tangalle. Malik T. a été désigné dans le dossier comme le 13e suspect à répondre des violentes manifestations contre le gouvernement.

Malik T. affirme qu’il était fermement décidé à se présenter au tribunal, même si les accusations étaient fantaisistes. La veille, il s’était rendu dans la région où le tribunal devait siéger pour passer la nuit chez une connaissance qui habitait à proximité.

Mais lorsqu’il est descendu à l’arrêt de bus, un groupe d’hommes l’attendait déjà. Ils étaient cinq ou six, dit Malik T. Ils portaient des vêtements ordinaires. Malik T. ne les connaissait pas. Mais ils lui semblaient évidents. Dès qu’il a quitté le bus, ils se sont jetés sur lui : ils l’ont insulté de manière raciste et l’ont frappé avec des bâtons. Malik T. a réussi à se dégager avant que le pire ne se produise et a pris la fuite.

Le lendemain matin, il ne s’est pas présenté au tribunal. Il s’est rendu à l’hôpital.