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EPER | Aide d’urgence: sans droits, sans avenir, sans issue

Anne-Cécile Biron, EPER

Quelles sont les perspectives pour les personnes déboutées à l’aide d’urgence? Dans un article que nous relayons aujourd’hui, Anne-Cécile Biron de l’Entraide Protestante Suisse (EPER) revient sur une table ronde organisée à l’Université de Genève lors de la Journée mondiale des réfugié·es 2025, en parallèle de l’installation immersive « Papier Blanc ». Les participant·es ont pointé les failles d’un système provisoire, l’aide d’urgence, devenu un piège sans issue pour des milliers de personnes cherchant refuge en Suisse.

Ci-dessous, l’article qui a été publié en août 2025 dans le magazine « Agir » de l’EPER.

Journée des réfugié·e·s 2025 | Sans droits, sans avenir, sans issue

À l’occasion de la Journée mondiale des réfugié·e·s, l’installation immersive « Papier Blanc » et une table ronde à l’Université de Genève ont levé le voile sur l’aide d’urgence, un système provisoire devenu un piège sans issue pour des milliers de personnes cherchant refuge en Suisse.

« CHF 9,50 : c’est la somme quotidienne que reçoit une personne à l’aide d’urgence dans le canton de Vaud », explique Chloé Ofodu, juriste au Service d’aide juridique aux exilé·e·s de l’EPER. Un montant de survie, inférieur encore à ce que reçoivent les personnes demandant l’asile et les titulaires d’un permis F, qui touchent déjà 50 % de moins que l’aide sociale ordinaire, précise Sophie Malka, coordinatrice et rédactrice en chef du service d’information asile.ch. Une réalité qui étonne souvent : de nombreuses personnes croient sincèrement – à tort – que les personnes relevant de l’asile sont mieux traitées que la population suisse, témoigne-t-elle.

Le but de l’aide d’urgence, c’est de «  fournir une aide strictement minimale pour que les personnes ne meurent pas en attendant d’être renvoyées.  »

Sophie Malka

Les personnes à l’aide d’urgence vivent souvent dans des hébergements collectifs exigus, sans droit de travailler, de se former, de voyager, ni de faire venir leurs proches. On ne les encourage pas non plus à apprendre la langue locale. Car l’objectif n’est pas de les intégrer, mais de « fournir une aide strictement minimale pour qu’elles ne meurent pas en attendant d’être renvoyées », explique S. Malka. Un dispositif dissuasif visant à encourager les départs « volontaires ».

Mais comment en arrive-t-on là ? Quand une personne demande l’asile, le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) analyse si elle peut être reconnue comme réfugiée. Si oui, elle obtient un permis B. Si le SEM ne reconnait pas la qualité de réfugié·e, il doit vérifier si le renvoi de la personne la mettrait en danger (par exemple en cas de guerre) : le cas échéant, elle obtient alors un permis F (admission provisoire). Mais si aucune de ces protections n’est octroyée, la personne déboutée est censée être renvoyée. En attendant, elle se retrouve à l’aide d’urgence. Une situation provisoire qui peut s’éterniser : 93 % des personnes qui relèvent de l’aide d’urgence sont à Genève depuis plus d’un an, 47 % d’entre elles depuis plus de 7 ans, selon Mouhamadou Diagne, Responsable de l’unité ADU/ETSP (Aide d’urgence et Étrangers sans permis) à l’Hospice général à Genève. Fin 2023, environ 4000 personnes vivaient sous ce régime en Suisse, selon S. Malka.

Photo de l’installation immersive « Papier blanc » visible à l’Université de Genève à l’occasion de la Journée mondiale des réfugié·e·s 2025 , Irina Popa.

L’aide d’urgence, un échec pour l’individu et la société

Les autorités cantonales doivent exécuter les renvois aussi vite que possible, mais la réalité est plus nuancée. « D’un côté, on refuse d’octroyer un permis, mais de l’autre, on ne renvoie pas les personnes vers des pays comme l’Iran ou l’Érythrée, où les droits humains ne sont pas respectés. » Une forme d’hypocrisie qui disparaîtrait si l’on délivrait un permis de séjour facilitant l’intégration, souligne Sophie Durieux-Paillard, médecin responsable de l’Unité santé asile et réfugiés aux Hôpitaux universitaires de Genève.

En outre, de nombreux pays refusent de reprendre leurs ressortissant·e·s s’ils ne veulent pas rentrer, explique C. Ofodu. C’est le cas de l’Érythrée. Originaire de ce pays, Jonas*, la vingtaine, est à l’aide d’urgence depuis 2019. Comme il est censé partir, il ne peut en principe pas être régularisé, et oscille entre espoir et désillusion : «On nous dit que si on travaille, on nous donnera un permis, mais les gens qui nous disent cela savent très bien qu’on ne trouvera pas de travail sans permis.»

Cette précarité et cette incertitude entraînent des conséquences délétères sur la santé psychique, comme la dépression. «Quand on est détenu·e, il y a une date de fin. Là, il n’y a pas de date, et c’est cela qui a un impact majeur sur la santé», souligne S. Durieux. «En outre, avec CHF 9,50 par jour, une alimentation équilibrée est inaccessible, ce qui peut entraîner des maladies chroniques comme le diabète ou l’obésité».

Ce système inefficace coûte aussi cher à la société. Selon une étude publiée en 2023 par l’institut de recherche appliquée en économie et gestion (Ireg), l’aide d’urgence et l’interdiction de travailler qu’elle induit ont coûté au canton de Genève CHF 13 millions sur 10 ans pour seulement 32 jeunes.

Un système inégal

À cela s’ajoute une imprévisibilité du traitement des demandes en fonction de l’âge ou de la nationalité de la personne. Ainsi, une personne mineure est en général protégée par la Convention de l’ONU relative aux droits de l’enfant, qui empêche un renvoi dans un lieu où ses besoins affectifs et éducatifs ne sont pas remplis, raconte C. Ofodu. Mais parfois, la personne devient majeure juste avant que la décision soit rendue et perd cette protection. Elle risque alors un renvoi dans son pays et touche l’aide d’urgence en attendant.

« Cela fait plusieurs années que les cantons se rendent compte que cette aide d’urgence ne fonctionne pas. »

Sophie Malka

Pour certains Érythréen·ne·s, l’admission provisoire a été levée soudainement par les autorités, qui ont estimé qu’ils n’étaient plus en danger systématique de traitements inhumains en cas de retour. Que dire à ces personnes qui se retrouvent sans statut du jour au lendemain, alors que des gens dans des situations similaires réussissent à être régularisés, à avoir un appartement, à fonder une famille ?

Des perspectives juridiques trop limitées

Existe-t-il une issue juridique? L’article 14 de la Loi sur l’asile permet l’obtention d’un permis B dans des conditions très restrictives. La personne doit justifier d’un séjour de cinq ans en Suisse et son domicile doit toujours avoir été connu des autorités. Elle doit aussi démontrer qu’elle est très bien intégrée, notamment au niveau professionnel, et qu’il y a ainsi de bonnes chances qu’elle soit autonome financièrement en travaillant et qu’elle ne tombe pas à l’aide sociale.

Mais en 2012, un alinéa a été ajouté à l’article: pour bénéficier d’un permis B, il ne doit exister aucun motif de révocation. Or, l’absence d’autonomie financière en est un! Et comme les personnes à l’aide d’urgence ne peuvent pas travailler, elles ne sont pas autonomes financièrement et ne peuvent donc pas prétendre au permis B. Ce changement a entrainé une réduction drastique du nombre de permis B octroyés selon cet article de loi, explique C. Ofodu.

Dans le canton de Vaud, un projet pilote introduit en septembre 2024 permet à une personne déboutée y résidant depuis cinq ans de travailler si elle présente un contrat de travail de durée indéterminée garantissant son autonomie financière.

Mais pour justifier de cette autonomie, il faut atteindre un taux d’activité suffisant, ce qui reste difficile après des années de «désocialisation» ou quand on doit trouver plusieurs employeuses ou employeurs (employé·e·s de ménage, par exemple), souligne C. Ofodu. En outre, il faut aussi avoir un bon niveau de français et un passeport — ce qui exclut d’emblée certains ressortissant·e·s.

À l’issue de cette table ronde, le constat est sans appel: l’aide d’urgence qui se prolonge met les personnes concernées dans une situation impossible. Contraintes de partir, mais parfois, paradoxalement, dans l’impossibilité de rentrer, elles se retrouvent dans un « non-statut » inextricable: sans permis, elles ne peuvent pas travailler. Sans travail, elles ne peuvent pas subvenir à leurs besoins. Sans autonomie financière, elles ne peuvent prétendre à un permis. Quant aux coûts pour la société, ils sont colossaux. «Cela fait plusieurs années que les cantons se rendent compte que cette aide d’urgence ne fonctionne pas», conclut S. Malka. Alors, à quand une vraie solution pour les personnes déboutées de l’asile ?

Photographier l’injustice

Interview de Mathias Deshusses, juriste au Service d’aide juridique aux exilé·e·s (SAJE) de l’EPER, qui traite notamment les demandes des personnes déboutées, donc à l’aide d’urgence, dans le canton de Vaud. Quelle attitude adopter face à un système où la plupart des recours échouent et où les procédures sont déshumanisées ?

Propos recueillis par Anne-Cécile Biron

Mathias, pourquoi as-tu commencé à photographier les personnes en consultation ?
C’était surtout pour moins déprimer. Les décisions sont souvent des copier-coller. On a l’impression nous aussi de devenir des robots, de faire les mêmes recours. Les photos permettaient d’humaniser le recours pour le juge, mais aussi de me rappeler leur histoire.

Ces photos ont-elles influencé certains jugements ?
Oui. Une photo d’un jeune très petit, prise en pied, a permis de prouver sa minorité. Elle a été mentionnée dans l’arrêt.

Tu as aussi pris en photo des gens dans leur logement à l’Établissement Vaudois d’Accueil des Migrants (EVAM). Pourquoi ?
C’était avant tout un projet pour les visibiliser. Il a peut-être influencé la création du projet pilote vaudois permettant de demander un permis B après cinq ans d’aide d’urgence, sous de nombreuses conditions. Les gens étaient contents de m’accueillir, de me présenter leur famille. Ils ont un vrai besoin d’être vus, entendus, compris.

Comment fais-tu face à l’échec des demandes ?
De nombreux bureaux traitent uniquement les demandes où il y a des chances de succès. Au SAJE, on n’est pas là pour faire du chiffre. Si je devais refuser tous les dossiers sans espoir, je ne tiendrais pas. Les gens sont reconnaissants d’être écoutés et aidés juridiquement. Se battre les maintient en vie.

Les personnes à l’aide d’urgence bénéficient-elles d’un suivi thérapeutique ?
Elles nous livrent des récits qui mériteraient un suivi, mais qui n’apportent parfois rien au dossier juridique. Libre à nous d’écouter, en fonction de notre capacité d’écoute. Quant aux thérapies, comment voulez-vous soigner quelqu’un qui n’a aucune chance de s’en sortir ? Il leur faut surtout des titres de séjour. Beaucoup arrêtent la thérapie dès qu’ils les obtiennent.

Et au niveau individuel, que peut-on faire ?
Voter, déjà. Mais aussi parrainer, soutenir les jeunes, tant socialement qu’administrativement. Avoir des ami·e·s suisses les motive. À Lausanne, Point d’appui accompagne les personnes à l’aide d’urgence lorsqu’elles vont renouveler leur papier au service de la population. Cela dissuade les menaces, voire les tentatives d’enlèvement de force.

A propos de l’aide d’urgence