Désir d’enfant | Espoirs insoumis
Şenay (prénom d’emprunt)
Séparés par la fuite, Şenay et son mari voient leur projet de former une famille entravé. L’attente insoutenable d’une décision sur sa demande d’asile par la Suisse rend cet enjeu particulièrement douloureux. Şenay avait déjà témoigné sur cette situation administrative dans notre dernière édition (asile.ch n° 203/juin 2025). Elle nous livre ici son ressenti. [Réd.]
Cet article figure dans le dossier désir d’enfant et de parentalité du numéro 204 de la revue. Le premier article de ce même dossier est sur l’héritage de l’exil ravivée par l’expérience de la parentalité. Le deuxième article de ce même dossier est une rencontre avec les créatrices de la BD Erika: Manon Bourguignon et Hélène Coignet-Clavenzani.
Depuis près de deux ans, j’ai oublié ce qu’est la normalité. Je fais partie de ces femmes qui luttent pour survivre. J’ai 37 ans et j’ai dû quitter la Turquie pour des raisons politiques. Mon mari n’a pas pu fuir avec moi : mariés depuis sept ans et séparés par l’exil depuis dix-huit mois, notre union et notre santé mentale ne tiennent qu’à des appels vidéo. Pourrons-nous nous revoir un jour et fonder une famille ?
Car venir ici n’est pas aussi simple qu’on imagine : nous risquons nos vies en faisant appel à des passeurs très coûteux. Ma demande d’asile est en cours mais je n’ai aucune réponse malgré deux auditions. En attendant, je vis en foyer et tente de survivre dans une pièce partagée avec six autres femmes. Si la décision des autorités est négative après m’avoir volé deux ans d’existence, je m’y opposerai au péril de ma vie.

Il est très douloureux d’être séparée depuis si longtemps des personnes et de ce que j’aime et que cela soit considéré comme un choix. Que l’on ne mesure pas combien cela me brise ! Comment décrire la douleur de ne pas avoir le moindre droit, ni sur mon corps, ni sur ma vie de femme ? Chaque jour, chaque minute qui passe, mon droit d’être mère m’échappe. Nous devons survivre dans l’incertitude, sans savoir combien de temps notre séparation durera. Restera-t-il quelque chose de nous quand je pourrai enfin retrouver mon mari ? Ou ce système nous détruira-t-il ? Je ne pourrai peut-être jamais être mère, et lui, jamais père. Et comme si cela ne suffisait pas, ce fardeau pèsera sur mes épaules toute ma vie…
L’accepter est effrayant. Après la pandémie et un traitement contre le cancer, je commençais tout juste à reprendre pied. Devenir réfugiée en Suisse m’a plongée dans une solitude irrémédiable. Parfois, une odeur, un son, une image me rappellent une personne ou un lieu du passé, et mes yeux se remplissent de larmes. Je me sens si impuissante : si mon mari était là, je le serrerais dans mes bras. Nous pleurerions et nous nous battrions ensemble.
J’ai parfois l’impression d’observer la vie de quelqu’un d’autre et qu’aucun mot ne pourrait suffire. On m’a toujours dit « Je te comprends » dans son sens premier, mais ici cela sonne faux. Si nous souhaitons toutes et tous être compris·es des autres, j’ai fini par ne plus vouloir l’être : je refuse de devoir convaincre, expliquer, obtenir l’approbation de celles et ceux dont je devrais être l’égale. La vie mérite d’être vécue, mais devoir le justifier est indigne.
À chaque pas, j’ai l’impression de sentir des regards lourds de haine, de supériorité et de mépris. Même les sourires me semblent hypocrites. Comme si je n’avais jamais vu un sourire sincère auparavant. Et que je n’étais pas assez humaine pour être blessée.
Il est bien sûr difficile de comprendre un sentiment que l’on n’a jamais éprouvé ; c’est précisément pour cela que l’empathie existe. Mais « je te comprends » est ici comme une peinture sans âme, maquillée de couleurs vives. Et nous, des milliers, attiré·es par cette illusion, nous voilà perdu·es dans un vert sombre, sous un ciel sans souffle, dans l’enfer d’une attente incertaine.
C’est un si beau tableau qu’il en devient aveuglant. Peut-être que ce vert chimique a teinté leurs âmes, eux qui envoient leurs déchets vers les terres qu’ils méprisent[1]Depuis quelques années, la Turquie est devenue la première destination des rebuts de l’Union européenne (UE). Sur le sujet : Nicole Graaf, « Iels font le sale boulot pour l’Europe … Lire la suite. Bien sûr que les maisons des autres peuvent servir de décharge. Après tout, paraître propre compte plus que de l’être. Et maintenant, ils regardent celles et ceux qui ont fui ces terres asphyxiées comme s’ils étaient des nuisibles envahissant leurs jardins.
Ce système cherche à me briser, comme tant d’autres. Mais je ne renoncerai pas, même si on me vole ma vie. Car aucune violence ne pourra éteindre ce cœur vivant qui bat sans relâche pour la beauté, l’espoir et la vie. Si j’avais pu rester muette face à l’injustice, je n’aurais pas quitté la terre que je connais. Je me serais tue dans la langue que je connais.
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Notes
| ↑1 | Depuis quelques années, la Turquie est devenue la première destination des rebuts de l’Union européenne (UE). Sur le sujet : Nicole Graaf, « Iels font le sale boulot pour l’Europe », Magazine Amnesty, n° 109, juin 2022. |
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