Fact-checking | Le visa humanitaire, une voie légale sûre pour les personnes en danger?
Elisa Turtschi
Dans sa prise de position contre une motion demandant la réintroduction des demandes d’asile aux ambassades, afin de permettre des voies légales sûres aux personnes en danger, le Conseil fédéral affirme que le visa humanitaire suffit à garantir une telle protection « sans formalités administratives excessives ». Les chiffres de la Croix-Rouge suisse (CRS) et d’une enquête menée par la Wochenzeitung montrent que cette affirmation est fausse. En atteste le graphique ci-dessous.
Ce 1er février, la Commission des institutions politiques du Conseil des États (CIP-E) a appelé au rejet de la motion du Conseiller aux États socialiste Daniel Jositsch. Celui-ci demandait « qu’il soit à nouveau possible de déposer des requêtes d’asile auprès des ambassades, comme c’était le cas jusqu’à la révision de la loi sur l’asile acceptée en votation populaire en 2013 ». Comme le rapporte Le Matin, la commission considère que « le droit actuel propose suffisamment d’instruments permettant aux personnes dont la vie ou l’intégrité physique est directement et sérieusement menacée d’obtenir la protection de la Suisse, notamment au travers du visa humanitaire ou des programmes de réinstallation ».[1] « Déposer une demande d’asile auprès d’une ambassade restera impossible », La Matin, 02.02.2022
Elle s’aligne ainsi sur l’avis du Conseil fédéral qui avait également affirmé, dans sa prise de position contre ladite motion, que « s’il y a lieu d’admettre, dans un cas particulier, que la vie ou l’intégrité physique d’une personne est directement, sérieusement et concrètement menacée dans son pays de provenance et que ce danger ne peut être écarté qu’en accordant à l’intéressé une protection en Suisse, il est possible de lui délivrer un visa pour raisons humanitaires (art. 4, al. 2, de l’ordonnance sur l’entrée et l’octroi de visas, OEV, RS 142.204). » Il ajoute que « Cette pratique a fait ses preuves. Elle tient compte de la tradition humanitaire de notre pays et garantit que les personnes en détresse puissent être aidées rapidement, sans formalités administratives excessives. »[2] Avis du Conseil Fédéral, 12.05.2021
Vraiment ?
C’est pourtant un tout autre son de cloche qui est parvenu de La Croix-Rouge Suisse lorsque celle-ci s’est résignée à mettre fin à son service d’aide aux demandes de visas humanitaires, « afin de ne pas donner de faux espoirs aux personnes concernées ». La CRS avait démarré le programme en 2014. Dans son rapport final publié en décembre 2021, l’ONG explique que le nombre des demandes de visas humanitaires adressées à son service n’a eu de cesse d’augmenter, pour atteindre 3220 demandes à la fin du mois de novembre 2021. « En parallèle, le nombre de visas délivrés par le SEM a quant à lui baissé au fil des ans passant de 210 en 2016 à 66 en 2020. Pour 2021 bien que les chiffres officiels ne soient pas encore connus, seules deux personnes sont entrées en Suisse avec le soutien de la CRS. » [3]Croix-Rouge Suisse, « Sept ans de conseil en matière de visa humanitaire: Conclusions et recommandations », décembre 2021
De même, la WOZ rapporte que selon les chiffres provisoires, le SEM n’a délivré que 37 visas humanitaires à des citoyen.ne.s afghan.es en 2021, dont 18 à des femmes, alors que « plus de 10 000 demandes de visas humanitaires d’Afghans suisses souhaitant faire venir leurs proches chez eux sont parvenues au SEM depuis le 15 août ».[4] « Wir hatten nie eine Chance » par Noemi Landolt, WOZ, 20.01.2022 – traduction de Vivre Ensemble . Ces 37 personnes n’ont obtenu un tel visa que grâce aux efforts du Conseiller d’État Philippe Leuba, qui, en concertation avec l’Union cycliste internationale, était intervenu personnellement pour sauver des cyclistes afghanes après la prise du pays par les Talibans. Une opération médiatisée, mais unique.
Ces chiffres révèlent le durcissement continuel des exigences du SEM, notamment en ce qui concerne le niveau de preuves à fournir pour démontrer une persécution qui doit absolument être individualisée. Car une menace subie par un trop grand nombre de personnes n’est plus considérée comme telle. « [Les] femmes dont nous avons décrit la situation en détail, y compris des journalistes ou des militantes des droits de l’homme, se sont vu répondre qu’elles n’étaient pas personnellement menacées, car c’est ce qui arrive à toutes les femmes sous le régime des talibans. C’est tout simplement cynique », explique à la WOZ Renate Metzger-Breitenfellner, cofondatrice du centre de conseil lucernois Hello Welcome [5] ibid. .
Ce durcissement n’est pas limité aux demandes en provenance d’Afghanistan. Mais, pour la Croix-Rouge Suisse, la réaction des autorités face à l’urgence en Afghanistan a fini de démontrer le manque de volonté politique de la Suisse pour permettre un accès à la protection internationale.
Crédit illustration: Flickr Lorenia
Malgré ces constats alarmants, une majorité des membres de la commission a malgré tout choisi, en recommandant le rejet de la motion, d’ignorer les appels lancés par les personnes engagées sur le terrain pour un réel accès à une protection en Suisse. Or, face aux urgences humanitaires internationales, il serait temps de proposer autre chose que des promesses creuses. Cela impliquerait de faire preuve de courage politique pour reconnaitre l’échec du système actuel et réfléchir à de nouvelles manières d’offrir une protection à celles et ceux qui en ont besoin. Cela devra notamment passer par la simplification des procédures aux ambassades et l’assouplissement des critères et des exigences en matière de preuve, que ce soit dans le cadre d’un visa humanitaire ou d’une demande d’asile.
Ressources et documentation sur le sujet :
Documents administratifs et politiques
Motion 21.3282 «Permettre à nouveau de déposer des demandes d’asile auprès des ambassades » Daniel Jositsch (18.03.2021)
« Avis du Conseil fédéral » sur la Motion 21.3282 (12.05.2021)
« Directive : Demande de visa pour motifs humanitaires » Secrétariat d’Etat aux migrations (14.09.2018)
Documents médiatiques
« Déposer une demande d’asile auprès d’une ambassade restera impossible » Le Matin (02.02.2022)
«Wir hatten nie eine Chance» par Noemi Landolt, WOZ, 20.01.2022 – traduction Vivre Ensemble
Documents d’ONG et associatifs
« Visas humanitaires pour les Afghan·es : prises de position et pétition » Vivre Ensemble (18.08.2021)
« Sept ans de conseil en matière de visa humanitaire: Conclusions et recommandations » Croix-Rouge Suisse (décembre 2021)
« Visa humanitaire : chemin de fuite sûre ou course d’obstacles ? » Observatoire Suisse du droit d’asile et des étrangers (2019)
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Notes
↑1 | « Déposer une demande d’asile auprès d’une ambassade restera impossible », La Matin, 02.02.2022 |
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↑2 | Avis du Conseil Fédéral, 12.05.2021 |
↑3 | Croix-Rouge Suisse, « Sept ans de conseil en matière de visa humanitaire: Conclusions et recommandations », décembre 2021 |
↑4 | « Wir hatten nie eine Chance » par Noemi Landolt, WOZ, 20.01.2022 – traduction de Vivre Ensemble |
↑5 | ibid. |