Éditorial | Ce que la politique d’asile devrait être*
Sophie Malka
«Nous pouvons être confiant·es dans les perspectives d’intégration professionnelle des réfugié·es d’Ukraine. Leur taux d’emploi s’élève déjà à 11%. Il est le résultat de l’engagement exceptionnel manifesté par les employeurs et employeuses, les syndicats, la population, unis aux autorités dans leur volonté de favoriser leur embauche et réduire les risques de déqualification. Il intervient dans un contexte de pénurie dans certains secteurs. Quelle que soit l’issue de la guerre, nous avons intérêt à poursuivre dans cette voie. Et appliquer ces bonnes pratiques aux autres populations de l’asile amenées à rester en Suisse et qui n’ont pas connu le même contexte à leur arrivée. Si près de la moitié des titulaires d’une admission provisoire et des réfugié·es sont professionnellement actifs, nous pouvons collectivement faire mieux.»
Discours imaginé: parfois on peut rêver…
Tel aurait pu être le message de la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter, cet été, pour faire le point sur la situation des réfugié·es d’Ukraine. Au lieu de cela, les autorités d’asile ont choisi d’axer leur discours sur le fait que celles et ceux-ci font mieux que «les autres» [1]Watson, Karin Keller-Sutter: « Le désir de rentrer chez eux caractérise les réfugiés ukrainiens », 13.07.22. Comparaison intenable car elle fait l’impasse sur le contexte politique, social et économique dans lequel s’inscrit ce résultat. (p.2)
Dans toute communication, il y a une intention. Celle de Karin Keller-Sutter questionne. Voulait-elle rassurer la population et dire que la Suisse peut continuer à accueillir les réfugié·es d’une guerre qui crée de plus en plus d’inquiétudes sur l’approvisionnement énergétique du pays et le coût de la vie? Préparer le terrain électoral de 2023, en ressassant la vieille rengaine du «bon» ou «mauvais» réfugié?
On attend d’une représentante du Conseil fédéral un discours responsable, visionnaire. On sait l’impact de la stratégie d’isolement menée d’ordinaire à l’égard des demandeur·euses d’asile: on les fait végéter des mois –parfois des années! – sans accès aux mesures d’intégration. Attente délétère psychologiquement et contribuant à une déqualification que Madame Keller-Sutter cherche à éviter aux Ukrainien·nes, y compris à celles et ceux qui repartiront. Ne serait-il bon de l’éviter à tous·tes les «autres», sachant que la plupart restera durablement en Suisse?
Il faudrait dès lors admettre que la politique ordinaire est fondée sur un mythe: celui que la majorité des demandeur·euses d’asile serait sans motif de fuite et devrait repartir. Alors que l’examen de leurs dossiers montre le contraire: plus de 70% est légitime à une protection durable sous la forme de l’asile ou de l’admission provisoire. Rien que ce renversement de perspective devrait inciter à favoriser dès l’arrivée en Suisse l’accès aux mesures d’insertion et au travail. Et à changer de rhétorique.
Car les discours des autorités façonnent les représentations du public. Il n’est plus à démontrer combien le titre de séjour est un obstacle à l’embauche, souvent par méconnaissance des recruteurs·euses. En résulte une discrimination socio-économique qui se perpétue, comme le montrent des études inédites sur la deuxième génération des permis F. (p. 8)
Attribuer la réussite des Ukrainien·nes à des aptitudes quasi innées et les opposer aux autres réfugié·es relève d’un discours essentialisant. Ce faisant, Karin Keller-Sutter renforce nombre de préjugés contribuant à l’exclusion des personnes issues de l’asile. On est bien loin de ce que l’on attendrait d’une des sept «Sages»: une politique du long terme, porteuse de cohésion sociale.
*Référence à l’éditorial du VE 187/avril 2022
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