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Notre regard

Arrêt de principe Dublin Croatie | La contorsion politique des juges du TAF

Sophie Malka

4 ans de procédure, sans avoir jamais pu raconter ses motifs de fuite. Le requérant d’asile syrien a contesté trois fois les décisions de non-entrée en matière (NEM) Dublin prononcées par le Secrétariat d’État aux migrations (SEM), qui estimait qu’il incombait à la Croatie d’examiner sa demande de protection. À deux reprises, le Tribunal administratif fédéral (TAF) a jugé l’«établissement des faits incomplets» et a enjoint le SEM de mieux faire son travail. Le nouveau jugement de principe du TAF[1]TAF E-1488/2020, publié en mars 2023, concerne donc un homme dont la demande d’asile n’a jamais été examinée! Et pour les juges, la durée de la procédure –«48 mois»- n’est pas «suffisante» pour justifier l’application de la clause de souveraineté du Règlement de Dublin, qui permet à la Suisse de se déclarer responsable de la demande. Dans son troisième recours, l’homme demandait au TAF de pouvoir au moins «obtenir des autorités croates des garanties individuelles quant à son accès à la procédure d’asile, à une prise en charge médicale et à un hébergement.» Recours rejeté…

Le jugement mérite d’être lu au-delà du cercle des juristes tant il relève de l’absurde. Sur une trentaine de pages, les juges reconnaissent les violences inouïes aux frontières et les pushback illégaux – documentées depuis des années par les instances onusiennes et les ONG. Actes que le TAF estime même en aggravation: «[…] il est très probable que les autorités croates pratiquent régulièrement des renvois illicites ainsi que des agressions violentes et inhumaines sur les migrants. » S’ajoutent des dénonciations de participation à des refoulements en chaîne (illégaux, également) vers la Bosnie-Herzégovine depuis l’Autriche, l’Italie et la Slovénie.

Mais les magistrats font la distinction entre la situation aux frontières croates et celle prévalant à l’intérieur du pays. Un État qui serait donc à considérer comme schizophrène: à qui l’on pourrait faire confiance pour déposer plainte contre les mauvais traitements – l’impunité de ses agent·es y est pourtant documentée[2]Dans un précédent arrêt, où une famille avait été arrêtée à son entrée en Croatie, les parents et l’un des enfants battus et attaqués par un chien, le TAF avait suivi le raisonnement du … Lire la suite; faire confiance pour déposer une demande d’asile à la frontière; ou encore faire confiance pour des réadmissions en vertu du Règlement de Dublin…


Photo de Miguel Checa sur Flickr

Demander l’asile à la frontière ?

Dans l’arrêt de principe, les juges reprochent en effet à la victime de ne pas avoir voulu déposer de demande d’asile en Croatie. Lorsque l’on sait que ce pays se distingue par les plus bas taux de protection d’Europe – autour de 13% en 2020-21 et 16 % en 2022, ce qui veut dire un risque de refoulement – on comprend aisément que ces réfugié·es de Turquie ou d’Afghanistan préfèrent passer leur chemin. Le TAF l’écrit: «Il n’est pas rare que la procédure d’asile croate s’avère excessivement difficile et il est également probable qu’en l’absence de procédures formelles, il n’existe souvent aucune possibilité de recours.» (consid. 9.3.5)

Le récit du demandeur d’asile, transcrit dans l’arrêt, révèle bien sa réticence à demander protection à la Croatie: «Le requérant a expliqué qu’il avait tenté en vain d’entrer en Croatie à 18 reprises. En Croatie, il aurait subi des mauvais traitements de la part de la police locale. Il a été battu et a dû se déshabiller devant les agents, ses vêtements ont été brûlés et il a dû en chercher d’autres. Ses téléphones portables ont également été détruits. En détention, il n’a reçu ni nourriture ni boisson. La police croate l’a aspergé de gaz lacrymogène et l’a reconduit dans un véhicule fermé à la frontière avec la Bosnie-Herzégovine. La 19e fois, il a réussi à entrer en Croatie. Il n’a cependant pas déposé de demande d’asile et a poursuivi son voyage. »

L’accès à la procédure après un renvoi Dublin ?

Toujours dans cette logique de dissocier le bras armé de la tête, le TAF estime que les personnes transférées vers la Croatie dans le cadre de Dublin se verraient offrir une procédure d’asile et n’auraient plus de risque de refoulement. Une position contraire à celles, récentes, de trois tribunaux allemands et du Conseil d’État hollandais redoutant les risques de pushback pour les personnes « dublinées »[3]Solidarité sans frontières « Les renvois Dublin vers la Croatie doivent immédiatement cesser », décembre 2022. Outre ces craintes, l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR) insiste de son côté sur la «charge psychique énorme» pour les personnes de devoir se placer sous la protection des autorités identifiées comme auteures des violences qu’elles ont subies. À ce titre, elle estime les renvois vers la Croatie inexigibles.

Un arrêt avant tout politique ?

Dans cet arrêt, les juges s’accrochent à la présomption que tous les pays de l’Union européenne respectent «les droits de l’homme» et continuent de parler de « confiance mutuelle ». Malgré des actes illégaux au regard de ces «droits de l’homme» imputables au gouvernement. Une récente enquête du consortium de journalistes Lighthouse report a révélé que « les opérations de refoulement de la police croate, bien documentées, sont clairement dirigées depuis le ministère de l’Intérieur.»[4]Lightouse report, « Inside Croatia’s Secret WhatsApp Group » 6 avril 2023 (voir sur asile.ch. Un ministère de l’Intérieur qui, rappelons-le, est l’un des interlocuteurs des autorités suisses pour son enquête sur le risque de refoulement en cas de transfert des hommes, femmes et enfants frappé·es d’une décision Dublin. (consid. 5.1, p. 6) Et l’on parle de «confiance mutuelle»…

Pushback en Croatie. Des renvois collectifs illégaux

Toute personne a le droit de chercher une protection internationale dans un autre pays que le sien. Le corollaire de ce principe cardinal du droit des réfugié·es est que pour pouvoir exercer ce droit, les individus sont légitimés à franchir une frontière de façon irrégulière. «Dans ce sens, la demande d’asile peut être considérée comme un motif de justification de l’entrée ou du séjour illégal initial, respectivement comme une protection provisoire contre le refoulement », rappelle le TAF dans son arrêt. « Dans ce contexte, on peut d’abord retenir qu’un refus d’entrée ou un renvoi à la frontière ne constitue en principe un pushback illégal que si le requérant a sollicité ou avait l’inten- tion de solliciter une protection internationale et/ou si le renvoi l’expose à un risque sérieux de violation de ses droits découlant de l’interdiction de refoulement ». S’ajoute à ce principe l’interdiction des expulsions collectives également régies par le droit, et qui vise justement à garantir aux individus la possibilité de déposer une demande d’asile. En Croatie, les rapports d’instances internationales européennes et onusiennes, d’ONG ainsi que les enquêtes – y compris filmées – documentent une pratique répandue de refoulements collectifs.

Appliquer la clause de souveraineté?

L’article 17 al.1 du Règlement de Dublin permet à tout pays de se déclarer responsable de l’examen d’une demande d’asile. Une «clause de souveraineté» qui peut être invoquée à bien plaire, par exemple pour raisons humanitaires, en cas de vulnérabilité. Elle pourrait l’être lorsque les traumatismes liés aux violences subies en Croatie rendraient le «transfert» dans ce pays insupportable. Mais cette disposition est très rarement appliquée par la Suisse, qui ne renonce généralement à prononcer une décision de non-entrée en matière Dublin (NEM Dublin) que lorsqu’elle y est obligée. Par exemple lors de défaillances systémiques dans un pays Dublin. C’est le cas de la Grèce et de la Hongrie. Nous l’avions montré dans un fact-checking en 2017*. Une tendance qui s’est apparemment poursuivie ces dernières années.

*Vivre Ensemble, Clause de souveraineté: le Conseil fédéral confirme que pour une majorité des cas, la Suisse était contrainte de l’appliquer, 22.12.2017


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Notes
Notes
1 TAF E-1488/2020
2 Dans un précédent arrêt, où une famille avait été arrêtée à son entrée en Croatie, les parents et l’un des enfants battus et attaqués par un chien, le TAF avait suivi le raisonnement du SEM qui leur reprochait d’avoir porté plainte contre la Croatie auprès d’une instance internationale plutôt qu’avoir cherché réparation auprès des autorités croates (TAF, arrêt D-1418-2022 du 4 avril 2022). Une analyse juridique de l’OSAR documente l’inaccessibilité de telles procédures de plainte, un manque d’indépendance et de rigueur dans les enquêtes menées et, dès lors, une impunité générale au sein du pouvoir croate. (OSAR, Violences policières en Bulgarie et en Croatie: conséquences pour les transferts Dublin, septembre 2022)
3 Solidarité sans frontières « Les renvois Dublin vers la Croatie doivent immédiatement cesser », décembre 2022
4 Lightouse report, « Inside Croatia’s Secret WhatsApp Group » 6 avril 2023 (voir sur asile.ch