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Notre regard

Vols spéciaux & médecins sous mandat : nouvel appel d’offre, nouvelle dynamique ?

Juliette de Montmollin

Le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) a remis au concours d’ici le 20 août 2024 les mandats liés à l’accompagnement médical des renvois forcés des personnes étrangères, dont celles déboutées de l’asile. En Suisse, une petite partie de ces dernières font l’objet d’expulsions sous la contrainte, certaines par le biais d’un «vol spécial». Les conditions de ces vols spéciaux étant particulièrement violentes, des médecins doivent d’abord établir s’il n’y a pas de contre-indication médicale à de tels renvois. Un médecin doit de plus être présent durant le vol.

Ceci est une image prétexte! H. C. Miner Litho Co., Public domain, via Wikimedia Commons

Théoriquement, trois mandats devraient être attribués au terme du processus de sélection à trois prestataires indépendants les uns des autres «afin pouvoir fournir leurs prestations en toute neutralité et sans préjuger les résultats» (voir encadré). Un principe d’indépendance auquel le SEM avait renoncé lors du précédent appel d’offre en réattribuant à l’entreprise OSEARA deux des trois mandats en 2020, malgré les polémiques à ce propos, A voir si le SEM fera primer cette fois l’indépendance et la qualité sur la question du coût.

L’actuelle prestataire, la firme médicale privée OSEARA est controversée depuis qu’elle a obtenu ces mandats en 2012. Elle avait notamment été dénoncée par l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM) pour l’administration de psychotropes prohibés à cette époque et été critiquée par la Commission nationale de prévention de la torture à la suite d’expulsions hautement problématiques. [1]asile.ch, L’accompagnement médical des vols spéciaux: un mandat dans la tourmente, VE 144/ septembre 2013

En 2018, le Tages Anzeiger a révélé le fait qu’OSEARA avait financièrement intérêt à déclarer les personnes «fit to fly» [aptes à voler] du fait que le mandat d’expertiser l’aptitude au renvoi et celui d’accompagner le vol étaient octroyés au même prestataire, a fortiori une firme privée à but lucratif. Avec comme risque que le diagnostic médical soit davantage dicté par une perspective de rentabilité que par la santé du patient.[2]asile.ch, Vivre Ensemble | Les expertises médicales douteuses de l’entreprise OSEARA pour le compte du SEM, 26 janvier 2018 Outre la logique de nivellement par le bas des coûts et du manque d’indépendance vis-à-vis du SEM, le fait que que ces deux tâches dépendent financièrement l’une de l’autre mettait à jour un conflit d’intérêt évident : OSEARA n’est en effet rémunérée que si la personne est déclarée apte au renvoi. Étant également payée pour l’accompagnement du vol, elle a tout intérêt à ce que le renvoi ait lieu puisqu’elle est alors doublement rétribuée. À l’inverse, en cas d’inaptitude déclarée au renvoi, OSEARA ne gagne rien. Le pourcentage des personnes déclarées inaptes était très faible, selon l’enquête du Tagi. [3]Tages-Anzeiger, Ärzte ohne nötige Qualifikation begleiten Ausschaffungsflüge, 17.1.2020

Suite aux dénonciations des milieux de l’asile et du corps médical qui demandaient notamment une séparation claire des mandats, le SEM avait lancé un appel d’offres en 2020 qui prévoyait cette distinction. Toutefois, il avait interrompu la procédure au motif que les offres financières étaient nettement plus onéreuses que celles  du précédent mandat (2016). Le contrat avec OSEARA SA avait ainsi été prolongé jusqu’au 31 décembre 2024, renvoyant la problématique au point de départ.[4]SEM, Interruption de la procédure d’adjudication sur les prestations médicales lors des renvois, 09.07.2020

Une décision prise malgré des rapports « accablants » de l’organisme de controlling JDMT Medical Services chargé d’évaluer la qualité des prestations médicales menées par Oseara. Obtenus via la loi sur la transparence dans le cadre d’une enquête commune publiée en octobre 2023, ces rapports s’inquiètent autant des défaillances dans l’évaluation de l’aptitude au vol par des médecins non spécialistes, que d’insuffisances dans la documentation médicale et en quantité de médicaments – pouvant avoir des conséquences graves[5]asile.ch, Renvois par vols spéciaux: déficiences et conflits d’intérêt révélés par les médias suisses, 17 octobre 2023. « Sur les 138 cas de renvois analysés, JDMT estime que moins d’un tiers (soit 44 cas) ne présente pas de problème «pertinent» ou «très pertinent» » rapportait Le Temps (17 octobre 2024).  L’absence de supervision du SEM est pointée du doigt, malgré des avertissements répétés. On lit en filigrane une attitude de toute-puissance d’OSEARA qui se refuse à rendre des comptes, sans doute renforcée par sa stratégie du moindre coût.

Vers un nouveau départ?

Lancé le 31 mai 2024 pour une mise en œuvre au 1er janvier 2025 , ce nouvel appel d’offres se décline en trois mandats distincts (lots) :

  1. Évaluation médicale de l’aptitude au transport (lot 1)
  2. Accompagnement médical lors du transport (lot 2)
  3. Contrôle des prestations médicales fournies (lot 3).

Le lot 1 concerne l’évaluation de l’aptitude au transport : un médecin vérifie si la personne est apte à voyager, et détermine s’il existe un « risque inacceptable qu’un incident médical susceptible de provoquer des dommages graves ou permanents se produise pendant le transport ». Si tel est le cas, le rapatriement est suspendu jusqu’à ce que l’état de santé soit stabilisé. Le lot 2 concerne l’accompagnement médical, si la personne est jugée comme étant apte au transport. Dans ce cas, il est précisé que du personnel médical spécialisé (ambulancier) est mobilisé pour accompagner les personnes, et qu’une deuxième évaluation est effectuée le jour du départ. Ces deux mandats sont soumis à un contrôle, dans le cadre du lot 3 [6]Actuellement assuré par JDMT Medical Services, l’auteur des fameux rapports que le SEM refusait de rendre public. Les mandataires dans les deux lots, doivent ainsi collaborer avec un organe médical externe et accepter que cet organe vérifie, sur mandat du SEM, les évaluations médicales de l’aptitude au transport ainsi que l’accompagnement en tant que tel.

A priori, les mandats seront désormais séparés : il est en effet précisé que «les soumissionnaires doivent être indépendants d’un lot à l’autre, afin pouvoir fournir leurs prestations en toute neutralité et sans préjuger les résultats»[7]SEM, Prestations médicales lors de rapatriements : nouvel appel d’offres, 30.05.2020. Cela semble répondre aux problèmes de conflits d’intérêts énoncés ci-dessus.

Ce nouvel appel d’offre va-t-il permettre de redistribuer les cartes ? Espérons que le SEM ne prolongera pas une nouvelle fois OSEARA, privilégiant non pas des motifs uniquement financiers mais plutôt des considérations éthiques et mues par la santé des patients.

L’appel d’offres est disponible ici. Télécharger l’appel d’offres : ici  Ouvert jusqu’au 20 août 2024, les soumissionnaires doivent déposer pour chaque lot, un dossier, sur le site https://www.simap.ch/shabforms/COMMON/search/projectDetail.jsf

Documentation à lire ou à relire :


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