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Notre regard

Politiques d’asile | Les coûts du «non-regroupement familial»

Béatrice Faidutti & Nathalie Diaz-Marchand, directrice & psychothérapeute Appartenances Genève

Sursaut de conscience chez une majorité de parlementaires pour qui les valeurs de la famille ont primé sur d’autres intérêts? Attachement au respect des droits fondamentaux? Alors que le droit au regroupement familial des personnes admises à titre provisoire (permis F), déjà très restrictif, a failli être abrogé par le Parlement fédéral le 18 décembre 2024, que d’autres propositions dans ce sens sont d’ores et déjà dans le pipeline, nous nous interrogeons sur les considérations ayant conduit un certain nombre d’élu·es à approuver initialement ce texte, sur leur connaissance des réalités du terrain: en particulier l’impact psychologique sur les personnes concernées d’être dans l’impossibilité de retrouver leurs proches et de les mettre à l’abri. Et par voie de conséquence sur leur aptitude à se reconstruire ici, en toute autonomie. Rappelons que l’admission provisoire est une protection généralement octroyée aux réfugié·es de guerre et que la plupart vont rester durablement en Suisse. 

Illustration : Ambroise.

Ainsi, avant de vouloir restreindre encore le droit au regroupement familial, il faut commencer par poser et reconnaître l’écartèlement initial fréquent des familles au départ et durant la fuite; la souffrance qui en résulte pour chacun·e des membres de ces familles. Et le fait que cette souffrance soit exacerbée par les obstacles juridiques à la réunification familiale du pays d’accueil.

Noor, 14 ans, est en Suisse avec son père depuis une année. Ils ont été séparés de la maman et de deux jeunes frères dans leur fuite, restés bloqués en Turquie: ils y séjournent de manière très précaire. Comment vivre quand la logique de ton pays d’accueil nie la réalité d’une vie familiale antérieure et t’interdit la possibilité d’être pris dans les bras par ta maman? Comment supporter l’idée de ne plus partager les gestes quotidiens avec elles? Où trouver la force pour apprendre le français, se faire des amis, c’est-à-dire répondre à l’injonction de «s’intégrer lorsque ta vie n’a plus de sens? Et comment fait-on en tant que père et mari, lorsqu’on se sent investi de cette responsabilité, d’assurer la protection de sa famille jusqu’au bout de la fuite ? Comment peut-on encore se respecter soi-même quand on ne parvient pas à répondre aux questions et aux besoins vitaux de ses enfants ? Il aura fallu des années d’attente, d’angoisse, de désespoir, durant lesquelles Noor tentera à maintes reprises de mettre fin à ses jours, jusqu’à ce que la famille puisse enfin être réunie en Suisse.

Ces années d’attente ont nécessité un accompagnement extrêmement rapproché de la part des psychothérapeutes: plusieurs séances de psychothérapie par semaine, suivies de crise, hospitalisations, contacts téléphoniques quotidiens. Quels coûts humain et financier? Mal-être extrême des patients – ici Noor et son père. Mais également préoccupations majeures des soignant·es, confronté·es à l’impuissance face au système. 

Les thérapeutes sont limité·es dans leur prise en soins, en n’apportant finalement qu’un baume à une souffrance inouïe liée en très grande partie à une aberration d’une administration refusant, ou en tous les cas, retardant une possibilité de regroupement familial.

L’amélioration de l’état de santé des patient·es dépend de la décision positive des autorités. Une «clinique de l’attente» a été décrite pour des personnes à l’aide d’urgence, qui appréhendent, parfois pendant des années, un éventuel renvoi. Cette attente rend fou. On retrouve une souffrance du même ordre chez ces personnes, ces familles, qui doivent rester séparées pendant des années: désinvestissement du quotidien, repli sur soi, difficultés à penser, agir, impossibilité de se projeter dans le futur. 

Ghazala a élevé sa petite soeur au décès de leurs parents. Pour échapper aux talibans, elle prend la fuite et laisse sa petite soeur mineure à la famille, avec l’idée de la faire venir une fois installée dans son pays d’accueil. Ghazala tombe enceinte quelques mois après son arrivée, mais elle ne parvient pas à investir sa grossesse, toutes ses pensées étant tournées vers sa jeune soeur, pour laquelle elle se fait énormément de souci. Les critères actuels de regroupement familial ne l’autorisent pas à faire venir sa jeune soeur: la notion de famille est extrêmement limitée et réductrice et ne tient pas compte d’autres types de systèmes familiaux ni de situations particulières. Que va-t-il se passer pour Ghazala? Pour son futur enfant? On sait bien que le foetus est impacté par l’état émotionnel de sa mère, comme l’ont montré de nombreux psychiatres, Boris Cyrulnik par exemple. Quel sera le lien que Ghazala sera en mesure de tisser avec son bébé? Sans parler du futur de la petite soeur restée dans un pays où les dirigeants nient l’existence des femmes.

Ces deux exemples issus de notre pratique, et on pourrait en citer de nombreux autres, nous amènent aux questions suivantes:

  • Quels buts poursuit ce système, qui contribue à entamer et péjorer la santé de personnes qui devraient avoir trouvé refuge chez nous? L’État a la responsabilité de pourvoir à la protection au sens large des personnes vivant sur son territoire.
  • D’un point de vue strictement économique, un tel fonctionnement n’est-il pas extrêmement coûteux? Les demandes de prise en charge, tant sur le plan somatique que psychique, sont très fortes. Or, ces coûts pourraient être fortement réduits si le droit au regroupement familial était appliqué de manière pragmatique.
  • Dans sa pratique actuelle de la protection de la famille, notre pays répond-il à ses fondamentaux: «(…) la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres » (Préambule de la Constitution suisse)?

Un positionnement plus simple et plus humain de la part des politiques suisses quant à ce droit de vivre ensemble allégerait à la fois souffrances et porte-monnaie, permettrait aux personnes exilées d’élaborer leurs traumatismes et deuils multiples, de se reconstruire et les autoriserait à envisager des possibilités de s’intégrer pleinement à leur nouveau contexte de vie.

4e conférence romande sur l’asileles enjeux du regroupement familial

5 avril 2025, 16h30

La CAR organise une conférence autour des enjeux du regroupement familial réunissant divers·e·s expert·e·s et personnes concernées. Le sujet est actuellement hautement politisé et fait l’objet de plusieurs projets parlementaires. 

Dans ce contexte, la CAR souhaite apporter une dimension factuelle au débat et favoriser un échange entre expert·e·s de divers cantons et des personnes concernées.


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