La « crise migratoire » dans la presse: entre cadrage médiatique et perceptions faussées
Laurine Jobin
En Suisse, le débat médiatique sur la migration apparaît globalement équilibré et plutôt positif, selon les travaux du Pôle national de recherche nccr – on the move. Mais certains constats questionnent : le terme « migrant » domine largement, au risque de brouiller la compréhension du public et d’effacer la dimension humanitaire liée à l’asile. De plus, les personnes concernées restent sous-représentées dans le débat, qui est mené avant tout par les partis, les gouvernements et la société civile. En miroir, une étude sur la presse française montre comment, dès 2015, les médias ont construit l’idée d’une « crise migratoire » déconnectée des faits, avec un impact durable sur les représentations. Nous présentons ici les éléments principaux de cette étude sur la France et questionnons en même temps la situation dans son pays voisin, la Suisse.

Un discours ancré en 2015, mais préparé depuis longtemps
L’étude «The Making of a Crisis: Migration and Polarization in the French Press» (Reddy & Thiollet, 2023) analyse la manière dont la presse française a présenté la migration comme une «crise» au cours de la période 2008–2020. Son constat est le suivant: la migration y est traitée avec des termes anxiogènes, elle est «sur thématisée» par rapport aux arrivées effectives en France et les médias confondent parfois «migrant» et «réfugié», enjeux sécuritaires et humanitaires. Un cocktail qui peut avoir un impact durable sur les représentations sociales.
Leur recherche montre que l’ancrage du terme “crise migratoire” se produit en 2015, via les médias, dans un contexte marqué par une hausse des arrivées en Europe, notamment de réfugié·es syrien·nes, pourtant sans augmentation comparable vers la France. En d’autres termes, le mot «crise» serait excessif et ne décrirait pas la réalité. Ce décalage illustre le rôle des médias dans la construction sociale des représentations publiques et pose une question centrale: comment les médias influencent-ils le cadrage (frame) et la perception par le grand public d’événements complexes, comme les migrations ?
Les pics de l’attention médiatique
Sur une échelle temporelle, les autrices ont mis en lumière différents pics durant lesquels les médias parlaient spécifiquement de la «crise» migratoire ou des réfugiés, liés à des événements marquants: la photo d’Alan Kurdi (2015), le sommet UE–Turquie (2016), l’affaire de l’Aquarius (2018) ou encore la crise du Covid-19 et l’usage croissant de la migration comme levier diplomatique par certains pays de transit ou d’origine (2020).
Ces périodes sont celles où, selon l’étude, le mot «crise» revient souvent, provoquant un effet de panique.
Parler de «crise», c’est provoquer une «panique morale»
Présenter la migration comme une crise peut provoquer une panique morale (moral panic) selon les deux chercheuses. La panique morale serait une perception exagérée ou erronée, amplifiée par la couverture médiatique, pouvant provoquer une réaction disproportionnée écrivent-elles[1]Idem, p. 651.. Une telle «panique morale» pourrait avoir des conséquences lors des votations, mais aussi influencer les politiques publiques. Un résultat intéressant pour le contexte français, mais également suisse, où les votations sont régulières et où le Parlement fédéral met souvent à l’ordre du jour un «débat» sur la politique d’asile ou migratoire.
Les deux autrices précisent par ailleurs que, si la panique morale est par essence anxiogène, elle peut servir d’alerte (comme pour la «crise climatique» par exemple) et s’avérer un outil intéressant pour faire évoluer la société. Dans tous les cas, soulignent-elles, la «panique morale» est un instrument politique, qu’il faut comprendre comme tel.
Dans tous les cas, la crise peut être soit «migratoire» ou «des réfugiés». Un choix terminologique pas anodin.
Du choix des mots et de l’impact sur les représentations
Les autrices constatent que les journaux conservateurs privilégient l’expression « crise migratoire », tandis que les libéraux utilisent plus souvent «crise de l’asile» ou «des réfugiés», un choix qui oriente le débat soit vers la sécurité, soit vers l’humanitaire.
Les «nouveaux venus» sont catégorisés comme des «réfugiés» ou «migrants irréguliers», des appellations attribuées en fonction du «mérite» de la personne: le «réfugié méritant» ou le «migrant non méritant»[2]Ibid., comme l’écrivent M. Reddy et H. Thiollet. La notion de «faux réfugiés»— l’idée que certaines personnes revendiqueraient indûment ce statut — est également employée dans certains articles et a un effet direct sur les représentations et, potentiellement, sur les politiques publiques.
À noter que, dans de nombreux cas, même s’il s’agit de personnes qui finalement seront reconnues comme réfugiées, le terme «migrant» domine. Comme le résument les autrices, «ce n’est pas tant la situation des personnes réfugiées qui a changé que la perception que l’on a d’elles». Le mot «migrant» permettrait ainsi de construire un narratif éloigné des préoccupations humanitaires et recentré sur d’autres sujets, notamment sur des préoccupations sécuritaires[3]Idem, p.663..
Un autre résultat de l’étude montre que les journaux conservateurs évoquent souvent la migration même dans des articles non liés, nourrissant une «crise rampante» dans l’opinion publique. En d’autres mots: mentionner la migration lorsqu’on traite de divers problèmes sociétaux fait croire que la migration est à l’origine de tous les maux.
Certains médias amèneraient-ils, consciemment ou non, le lecteur et la lectrice à se délester de tout réflexe empathique et à focaliser leur attention sur des craintes triviales ? L’étude ne le dit pas.
En Suisse, un traitement médiatique globalement positif, mais peu inclusif
Qu’en est-il en Suisse? Si l’étude française s’attache à comprendre quand la «crise migratoire» a été créée (au tournant de 2015), par qui (les médias conservateurs et libéraux) et comment (choix terminologiques et effet de répétition, alimentant une crise rampante), on ne trouve pas d’étude similaire pour le cas «suisse». Par contre, nous pouvons citer les travaux du nccr – on the move (Pôle de recherche national sur les migrations et la mobilité, Université de Neuchâtel)[4]nccr – on the move, Migration-Mobility Indicators. Neuchâtel : nccr – on the move, … Lire la suite sur le traitement de la «migration» par les médias.
«Un débat assez équilibré en moyenne dans les médias»
Nous nous arrêterons ici sur les graphiques qui s’attachent à étudier la couverture médiatique en Europe pour savoir si elle est pour ou contre la migration. L’étude a analysé les énoncés relatifs à la migration dans la presse nationale entre 1995 et 2018. Sur une échelle allant de bleu («soutien à la migration») à rouge («opposition à la migration»), les sept pays d’Europe occidentale analysés, dont la Suisse, se situent tous entre le bleu clair et le bleu foncé.
«Ces résultats nous ont surpris…» réagit Didier Ruedin lors du Point presse migrations de novembre 2023, organisé par asile.ch et le nccr – on the move. «Nous avons souvent tendance à retenir le négatif, mais si l’on regarde à la fois les énoncés positifs et négatifs, on obtient un débat assez équilibré en moyenne»[5]Point presse migrations « Omniprésence de la migration et de l’asile dans le débat public: Quelle évolution à travers le temps et quel impact sur les personnes concernées? » du … Lire la suite précise-t-il.
Dans les médias suisses, les énoncés négatifs véhiculés par les partis de droite et d’extrême droite sont contrebalancés par d’autres voix, notamment celle de la société civile. Les gouvernements, eux, adoptent le plus souvent une position neutre et factuelle selon les recherches du Pôle.
Le terme « migrant » domine, et alors ?
Sur le plan terminologique, quand il s’agit de parler de «migration», l’analyse montre que les termes «migrant» et «réfugié/asile» sont de loin les plus utilisés dans les médias européens analysés, devant «irrégulier», «islam», «religion» ou «ethniques/raciaux»[6]Voir la présentation de Didier Ruedin, faite dans le cadre du Point presse migrations « Omniprésence de la migration et de l’asile dans le débat public: Quelle évolution à travers le … Lire la suite
En Suisse, c’est le terme « migrant » qui prédomine (présent dans 40% des articles étudiés), suivi du terme «réfugié/requérant d’asile» (25%) (voir le graphique ci-dessous). Si un parallèle avec l’étude de Michelle Reddy et Hélène Thiollet est difficile, on peut toutefois soulever la problématique du terme «migrant».
- Perçu comme terme général, il a le désavantage d’être imprécis avec comme conséquence d’induire en erreur le grand public sur les «faits». « L’utilisation du terme migrant ne précise en rien le statut d’une personne. En effet, une personne migrante peut être une personne en attente de réponse à sa demande d’asile, une personne en situation irrégulière, ou une personne expatriée, par exemple. Ce sont des personnes aux profils et aux situations de vie totalement différents [7]Note de synthèse du Point presse migrations « Omniprésence de la migration et de l’asile dans le débat public: Quelle évolution à travers le temps et quel impact sur les personnes … Lire la suite comme le rappellent asile.ch et le le nccr – on the move.
- Comme l’étude “The Making of a Crisis: Migration and Polarization in the French Press” l’a verbalisé, le terme «migrant» en lieu et place de «réfugié» peut effacer la raison humanitaire qui pousse la personne à quitter son pays.
Le terme «migrant» permet de choisir le curseur thématique et de le faire glisser du droit international, des droits de l’homme et de l’aide humanitaire vers des préoccupations sécuritaires et en lien avec la criminalité. Des sujets qu’on voit apparaître quand la migration est traitée dans certains médias, comme le soulève le nccr – on the move sur sa plateforme : «Les affirmations les plus négatives dans ce contexte concernent les inquiétudes en matière de sécurité et de criminalité. Les partis politiques et les membres du pouvoir législatif expriment également des inquiétudes concernant la sécurité et la criminalité des immigré·e·s déjà présent·e·s dans le pays.»[8]nccr – on the move, Migration-Mobility Indicators. Neuchâtel : nccr – on the move, … Lire la suite Un choix thématique qui peut tracer le chemin vers une politique d’asile plus dure.
- De manière générale, employer un terme générique ne permet pas aux lecteurs et lectrices de se faire une idée précise du «sujet» (de qui on parle), renforce une «vision d’ensemble» qui invisibilise «l’individu», ne permet pas de se projeter dans sa peau et favorise au contraire une prise de distance, qui peut avoir comme effet rebond lors des votations et sur la mise en œuvre des politiques publiques.

La voix des personnes migrantes sous-représentée
Si l’étude de M. Reddy et H. Thiollet ne le décrit pas, les graphiques du Pôle de recherche national sur les migrations et la mobilité montrent qui sont les principaux acteurs du débat public sur la migration: les gouvernements, les partis politiques, puis la société civile.
Les acteurs explicitement anti-immigration, en dehors des partis, jouent un rôle marginal: leurs revendications sont peu reprises par la presse quotidienne en Europe. À l’inverse, un acteur reste largement absent: les personnes réfugiées ou issues de la migration elles-mêmes.
«La voix des personnes concernées est [quant à elle] sous-représentée: il s’agit d’un débat sur les migrant·e·s et non de la part des migrant·e·s»[9]Note de synthèse du Point presse migrations « Omniprésence de la migration et de l’asile dans le débat public: Quelle évolution à travers le temps et quel impact sur les personnes … Lire la suite, résume la synthèse du Point presse migrations.
En conclusion
En Suisse, le débat médiatique se distingue par un équilibre relatif entre voix favorables et critiques de la migration, ce qui contraste avec la construction d’une «crise» observée en France. Mais ce constat positif ne doit pas masquer deux réalités: l’omniprésence du terme «migrant», qui peut effacer la dimension humanitaire de l’asile, et l’absence des personnes concernées dans l’espace public, dont la parole reste marginalisée. Autrement dit, si le débat suisse semble équilibré en surface, il gagnerait à être plus précis dans ses termes – quelles représentations véhiculent le mot «migrant»? – et surtout plus inclusif dans ses acteurs. Car au-delà des chiffres et des cadrages médiatiques, ce sont les récits des personnes directement concernées qui permettent de comprendre véritablement la migration et d’enrichir le débat public.
Pour les détails de l’étude française, nous vous invitons à la lire en entier : « The Making of a Crisis: Migration and Polarization in the French Press » (https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/00027642231183274)
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Notes
| ↑1 | Idem, p. 651. |
|---|---|
| ↑2 | Ibid. |
| ↑3 | Idem, p.663. |
| ↑4, ↑8 | nccr – on the move, Migration-Mobility Indicators. Neuchâtel : nccr – on the move, 2023, https://nccr-onthemove.ch/indicators/la-couverture-mediatique-en-europe-est-elle-pour-ou-contre-la-migration/?lang=fr, page consultée le 07.08.2025. |
| ↑5 | Point presse migrations « Omniprésence de la migration et de l’asile dans le débat public: Quelle évolution à travers le temps et quel impact sur les personnes concernées? » du 28.11.2023, organisé par asile.ch & nccr – on the move, https://asile.ch/points-presse-migration-une-formation-en-ligne-pour-les-journalistes-proposee-par-le-nccr-et-le-comptoir-des-medias/, page consultée le 07.08.2025 |
| ↑6 | Voir la présentation de Didier Ruedin, faite dans le cadre du Point presse migrations « Omniprésence de la migration et de l’asile dans le débat public: Quelle évolution à travers le temps et quel impact sur les personnes concernées ? » du 28.11.2023, organisé par asile.ch & nccr – on the move, accessible via https://asile.ch/points-presse-migration-une-formation-en-ligne-pour-les-journalistes-proposee-par-le-nccr-et-le-comptoir-des-medias/, page consultée le 07.08.2025 |
| ↑7 | Note de synthèse du Point presse migrations « Omniprésence de la migration et de l’asile dans le débat public: Quelle évolution à travers le temps et quel impact sur les personnes concernées ? » du 28.11.2023, organisé par asile.ch & nccr – on the move, accessible via https://asile.ch/wp-content/uploads/2024/02/202311_PointPresse3_Synthese.pdf, page visitée le 11.08.2025. |
| ↑9 | Note de synthèse du Point presse migrations « Omniprésence de la migration et de l’asile dans le débat public: Quelle évolution à travers le temps et quel impact sur les personnes concernées ? » du 28.11.2023, organisé par asile.ch & nccr – on the move, accessible via https://asile.ch/points-presse-migration-une-formation-en-ligne-pour-les-journalistes-proposee-par-le-nccr-et-le-comptoir-des-medias/, page visitée le 11.08.2025 |