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Notre regard

Jurisprudence | Permis F. L’intégration minée par une aide sociale insuffisante

KARINE POVLAKIC

30 % d’aide sociale en moins? C’est trop !

En 2023, le Tribunal administratif du canton de Berne rendait un arrêt important sur l’aide sociale octroyée aux personnes admises à titre provisoire [1]Jugement du Tribunal administratif du canton de Berne du 29.06.2022 – No 100.2021.205U . Aujourd’hui disponible en français, ce jugement estime inconstitutionnel le principe d’une aide sociale réduite de 30% pour les personnes titulaires d’un permis F après 10 ans de séjour en Suisse. Ce montant réduit est octroyé aux requérant·es d’asile dont la procédure n’est pas close. L’incertitude du séjour justifierait cette inégalité de traitement, estiment les juges bernois, mais pas dans la durée. D’autant que paradoxalement, dès réception du statut d’admission provisoire, il y a une injonction à s’intégrer, ce que ne permettent pas les montants réduits dans des domaines touchant justement à l’intégration sociale. Karine Povlakic nous propose une lecture commentée de cet arrêt, de sa portée en Suisse, et interroge sa limitation temporelle.

Le jugement concerne une famille dont l’aide sociale mensuelle avait été réduite en 2021 suite à une modification de la loi cantonale bernoise. La famille avait recouru contre cette décision. Le montant du forfait d’entretien (nourriture, communications, transports…)[2]Le forfait des charges fixes (loyer, primes d’assurances…) reste inchangé avait en effet été retranché de 30% par rapport à l’aide sociale ordinaire pour les Suisses et les titulaires d’une autorisation de séjour ou d’établissement. Une réduction que le législateur bernois justifiait par l’injonction d’octroyer une aide inférieure pour les personnes issues du domaine de l’asile par rapport aux résidentes prévue dans la Loi sur l’asile (art.82 LAsi) et la loi sur les étrangers et l’intégration (art.86 LEI). Droit fédéral que les cantons doivent respecter, mais qui, dans le cas présent, indique un principe général et non un ordre de grandeur. Il faut dire que l’aide sociale est une prérogative cantonale inscrite dans la Constitution fédérale et qu’il incombe aux cantons d’en délimiter les contours et les montants.

À cette équation s’est ajoutée une nouvelle politique fédérale, l’Agenda Intégration Suisse (AIS), concrétisée dans la LEI entrée en vigueur en 2019. L’AIS promeut un encouragement à l’intégration des personnes admises provisoirement rappelle le tribunal: «il est incontesté que l’intégration des personnes admises à titre provisoire doit être renforcée» (4.4.2), «encouragée par des incitations positives et des mesures appropriées». (4.5.2)

Les cantons doivent donc appliquer deux principes fédéraux aux objectifs opposés – une inégalité de traitement versus un encouragement à l’intégration – sachant que le plus récent est supposé gagner de l’importance dans la balance. De cet arbitrage devrait découler un choix politique sur l’ampleur de la réduction de l’aide sociale fixée par les cantons aux titulaires du permis F, qui pourrait même être symbolique.

La stabilité du séjour en question

Le raisonnement des juges bernois est le suivant: à l’origine, des forfaits plus bas d’aide sociale se justifient par des besoins moindres en intégration, du fait de l’instabilité supposée du séjour des personnes admises à titre «provisoire», dont l’exécution du renvoi est «provisoirement» suspendue[3]Dans les faits, les personnes titulaires du permis F restent majoritairement durablement en Suisse. Le principe d’inégalité aurait alors tout son sens. Au-delà d’un séjour de dix ans, c’est le principe d’encouragement à l’intégration qui prend de l’importance.

Le Tribunal note que la loi cantonale oblige les titulaires d’une admission provisoire à participer à des programmes d’intégration. «Le motif de l’intégration est légitime en cas de présence prolongée, car les personnes dans le besoin doivent d’autant plus continuer à progresser. Il conviendra d’évaluer plus strictement, lorsque la durée du séjour augmente, la mesure dans laquelle l’aide peut être réduite» (5.4.2). Au-delà de dix ans de séjour, la situation des titulaires du permis F n’est plus comparable à celle des requérant·es d’asile, et l’aide sociale de l’une et l’autre catégorie doit se différencier (6.6.1). Les personnes admises provisoirement, avec le temps, peuvent faire venir leur famille et leurs perspectives de durabilité du séjour se consolident. Dans les faits, il n’y a donc plus de différences entre elles et les résident·es (6.6.2). Les titulaires d’une admission provisoire acquièrent aussi un droit à une autorisation de séjour, mais, dans le cas d’espèce, celle-ci a été refusée à la famille pour cause d’intégration insuffisante (6.6.3).

Dante Alighieri, La Divina commedia: Inferno (détail)

Un désavantage injustifié sur le long terme

Les personnes admises à titre provisoire ne peuvent demeurer durablement désavantagées sous l’angle du droit à l’aide sociale. Actuellement, la loi cantonale leur octroie des forfaits spécifiques, en plus du forfait d’entretien, dans les mêmes conditions que les autres personnes dans le besoin, pour la formation, la formation continue, les frais de garde pour les enfants, les activités de loisirs extrascolaires, ou les frais de maladie et de santé non couverts (6.7.1). Les forfaits pour l’alimentation sont également les mêmes.

La différence de 300 frs par mois, qui est «considérable», concerne les postes «vêtements et chaussures, consommation d’énergie, tenue générale du ménage, soins personnels, frais pour les déplacements, communications à distance, internet et radio/TV». La réduction est de 85% pour le forfait «formation, loisirs, sports, divertissements» et il n’y a aucun montant pour le poste «autre», qui correspond aux dépenses de «gestion financière (frais de compte), cadeaux et invitations». À noter que les personnes assistées sont toujours libres de décider combien elles allouent à chaque poste. Leur marge de manœuvre est toutefois très réduite, «ce qui démontre que le législateur cantonal [qui a adopté la réduction d’assistance contestée] n’accordait pas d’importance à l’intégration sociale des personnes admises à titre provisoire». Or, de nombreuses offres favorisant l’intégration sont payantes telles les bibliothèques, clubs de sport, manifestations culturelles, excursions. La participation à la vie sociale présuppose une liberté économique suffisante pour décider de la satisfaction de l’un ou l’autre de ces besoins (6.7.3).

Après une longue durée du séjour en Suisse, une discrimination importante des personnes admises à titre provisoire n’est plus justifiée sous l’angle du principe constitutionnel de l’égalité de traitement, combinée avec la volonté fédérale d’encourager les personnes admises à titre provisoire à l’intégration (6.8.2). Il appartient au législateur de décider de la réduction appropriée, mais une réduction supérieure à 15% du forfait d’entretien serait inconstitutionnelle (7.3).

Applicable dans tous les cantons

Cet arrêt détaille précisément de nombreux postes de soutien, et part du principe que ceux-ci sont incompressibles, donc équivalents par principe à ceux prévalant dans l’aide sociale ordinaire. Seul le forfait d’entretien est modulable, dans une certaine limite. Le Tribunal invoquant la Constitution et le droit fédéral, ses conclusions devraient être applicables dans tous les cantons. Elles devraient entraîner une révision législative des lois sur l’aide aux personnes admises à titre provisoire qui ne sont pas conformes, en ce sens, aux principes d’égalité de traitement et d’encouragement à l’intégration, lorsque le séjour en Suisse atteint ou dépasse les dix ans.

On peut s’interroger sur l’idée même que l’encouragement à l’intégration ne prend toute son ampleur qu’après 10 ans de séjour, alors que ce sont dans les premières années que les gens ont la motivation, l’énergie et l’entrain pour se construire une nouvelle vie, lesquelles s’épuisent avec le temps si elles ne sont pas saisies à temps. Mais les interventions aidantes et soutenantes des autorités en faveur des requérant·es d’asile, comme cet arrêt bernois, qui les décrivent non comme des charges, mais en tant que véritables personnes confrontées comme tout un chacun·e aux difficultés de la vie, et notamment au coût économique de l’existence en Suisse, sont rares et doivent être relevées.

La Conférence suisse des institutions d’aide sociale (CSIAS) estime que des montants inférieurs à l’aide sociale ordinaire pour un coût de la vie identique vont à l’encontre des objectifs d’intégration de l’Agenda intégration suisse (AIS) voté par le Parlement. Elle relève d’énormes différences cantonales, avec des montants inférieurs de 19% à 70% selon les cantons.

CSIAS, l’aide sociale dans le domaine de l’asile : le forfait d’entretien, 12.01.23.

Voir également notre analyse dans VE 192/avril 2023.


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Notes
Notes
1 Jugement du Tribunal administratif du canton de Berne du 29.06.2022 – No 100.2021.205U
2 Le forfait des charges fixes (loyer, primes d’assurances…) reste inchangé
3 Dans les faits, les personnes titulaires du permis F restent majoritairement durablement en Suisse