Aller au contenu
Notre regard

Dessiner les silences. Quand la recherche devient BD

Valentine Schmidhauser, asile.ch

Comment donner un visage à l’exil, aux traumas, à l’indicible ? Dans Erika, sur la trace des silences (Éditions Antipodes), Manon Bourguignon, docteure en psychologie, et Hélène Coignet-Clavenzani, architecte et illustratrice, relèvent un pari ambitieux : transposer des récits d’enfants d’exilé·es chilien·nes en bande dessinée. Elles racontent à asile.ch ce processus au croisement de la science et de l’intime.

Cet article figure dans le dossier désir d’enfant et de parentalité du numéro 204 de la revue. Le premier article de ce même dossier est sur l’héritage de l’exil ravivée par l’expérience de la parentalité. Le troisième article est un témoignage sur le désir d’enfant freiné par l’exil.

Être émigré·e, c’est un peu comme être dans une valise, parfois posé·e quelque part, parfois ballotté·e ailleurs, mais toujours sous un regard omniprésent (en référence à Big Brother). Erika, sur la trace des silences, page 68 ©Hélène Coignet-Clavenzani

C’est à l’issue de sa soutenance en octobre 2020 que Manon propose d’adapter sa thèse en BD. Un élan audacieux dans le milieu académique, et porté par le contexte de la pandémie. Elle partage son idée avec Hélène, rencontrée quelques années plus tôt. Malgré les doutes, elles se lancent avec passion.

Pour les deux femmes, c’est une première. Manon n’a jamais écrit de scénario, Hélène jamais dessiné de BD. «On a appris sur le tas», souritelle. «J’avais envie de prendre soin de ce qui m’avait été transmis et de le transmettre à mon tour», explique Manon. Pour Hélène, c’est en plongeant dans les témoignages que le projet devient une évidence. Une immersion d’autant plus incarnée que l’artiste se trouve en Argentine au même moment (le Chili et l’Argentine partagent des similitudes politiques et culturelles. Entre 1970 et 1980, les deux pays ont pris part à l’opération Condor, une campagne menée avec le soutien des Etats-Unis pour éliminer les opposant·es politiques de gauche).

Erika, «témoin des témoins»

Au fil de la BD, nous suivons Erika, descendante d’exilé·es chilien·nes vivant en Suisse, de l’enfance à l’âge adulte. Entre témoignages et fiction (sur les douze participant·es, quatre ou cinq témoignages ont été sélectionnés selon leur cohérence et la manière dont le récit avait été élaboré psychiquement), «le défi était de choisir quoi dire alors que nous aurions pu écrire cinq BD», souligne Hélène.

De récits décousus et souvent traumatiques, les autrices tissent avec délicatesse une narration structurée autour des liens d’Erika. «Les participant·es parlaient en je, en on, au présent ou au passé. Ils et elles deviennent parfois les porte-parole de leurs parents», ajoute la chercheuse.

Imager le temps 

Le défi était double: rendre compte du temps qui passe, et distinguer le passé du présent. Pour guider les lecteur·ices, les souvenirs se déclinent en camaïeux de bleus, associés au rêve et à la profondeur, tandis que le présent se teinte de beige, pour l’intimité, et de violet, symbole de sagesse.

Parfois, ils s’entremêlent. «Les éléments sensoriels – une musique, une odeur – provoquent la bascule d’un temps à l’autre», explique Hélène, qui les a représentés par des touches rosées. «Chez les enfants, l’expérience passe par le corps, bien avant de pouvoir la mettre en mots», complète la psychologue.

Dessiner l’indicible 

Le travail d’illustration mené sur Nehuén, le père d’Erika ©Hélène Coignet-Clavenzani

Les traumas s’inscrivent eux aussi dans la chair. Or, comment montrer la souffrance d’un père marqué par la détention? L’effacement d’une mère absorbée par ses blessures? «J’ai beaucoup observé les postures et les regards des personnes autour de moi pour entraîner ma main. Je n’avais jamais été confrontée à cela dans mes dessins», confie l’illustratrice.
Pour raconter Nehuén, le père d’Erika, l’enjeu était de traduire une réelle transformation sans rompre la continuité du personnage. «Il fallait passer d’un croquis jeté et vivant, à une version colorée et figée», ajoute-t-elle.

Car au travers des personnages, c’est toute la violence de la dictature qui affleure. «Je voulais trouver un juste milieu pour la nommer sans terroriser les lecteur·ices», explique Manon. Les métaphores visuelles, particulièrement évocatrices, permettent de la suggérer sans l’imposer.
Des reproductions fidèles de documents historiques – affiches, articles de journaux, photos – jalonnent aussi l’ouvrage. «Je tenais à rester proche des faits pour garder un pied dans le réel», ajoute Hélène, qui a mené un réel travail journalistique.

Un récit qui libère 

Erika, sur la trace des silences mêle recherche et création pour faire mémoire et tisser des ponts entre les générations. Au fil des pages, son histoire devient un miroir tendu aux lecteur·ices. Car au-delà de l’exil, chacun·e porte une mémoire familiale parfois difficile à nommer — et qui peut ressurgir en devenant parent. «Osez toujours poser des questions», conclut Manon. Car c’est peut-être là que commence la liberté: en interrogeant ce que l’on croyait figé.


L’information a un coût. Notre liberté de ton aussi. Pensez-y !
ENGAGEZ-VOUS, SOUTENEZ-NOUS !!